J’ai une hypothèse : on finit toujours, un jour ou l’autre, par croiser le chemin de Tara Jane O’Neil. Au hasard d’une performance, d’un film ou d’un concert plus ou moins confidentiel, ou bien au détour d’une compilation faite par un total inconnu, dont vous ne savez absolument rien mais que vous voudriez encore aujourd’hui remercier mille fois pour vous avoir un jour permis d’écouter obsessivement un seul et même disque une année toute entière ou presque.
À l’aune d’une discographie foisonnante et difficile à synthétiser ici en quelques mots brefs car perdurant déjà depuis presque trente ans, mais assurément faite d’une liste épatante d’œuvres solo (parmi mes favoris : Where Shine New Lights chez Kranky records en 2014 et son album éponyme chez Gnomonsong en 2017) de collaborations toutes aussi intéressantes les unes que les autres (un peu partout sur les différentes scènes et formations de Louisville à Portland, en passant par New York, on la retrouve aussi entre autres à la batterie sur Bakesale de Sebadoh, au banjo sur Whatever, Mortal de Papa M) on affirmera tout simplement que TJO est bien plus que l’acronyme du nom d’une collaboratrice géniale de second plan. C’est celui d’un être à part entière qui compose depuis des décennies un paysage sonique expérimental tout à fait personnel, habité d’effets et de boucles issus de cordes ou bien de touches, et de voix filtrement justes, qui vous susurrent délicatement à l’oreille la bande-son de votre film intérieur parfait. La multi-instrumentiste du Kentucky signe cette fois-ci un disque mnémonique, né suite à la perte tragique de son frère aîné et bâti du tissu de souvenirs pop partagés avec lui. Ces rémanences de musique pop «collante» — comme elle la qualifie elle-même — qui nous poursuivent envers et contre tout, qu’il s’agisse de morceaux influenceurs d’une prise de parole artistique personnelle en construction ou bien d’atrocités tendres qu’on ne peut se résoudre à abandonner complètement par fidélité au chemin tortueux et peu clair de nos vies. Dans un arrangement terriblement séduisant de guitares affectées et de claviers désuets, on navigue autour d’une année 1983 presque fictive d’où sortent en vrac Bananarama, Yoko Ono, Leonard Cohen, Boy George, Duran Duran, INXS ou encore Siouxsie dont les Banshees sont adjurées par une guitare aussi sinueuse qu’un serpent sur un Happy House d’une pesanteur mélancolico-diabolique. Et aussi, une très étonnante reprise du fameux Believe de Cher, qui vous tirera des larmes chaudes si vous jouez avec humilité le jeu d’être sincère avec vos sentiments. D’abord sorti comme une compilation numérique caritative sur Bandcamp soutenant le Audre Lorde Project, puis s’affirmant physiquement sous une pochette à vitraux et disque collector bleu, Songs For Peacock est un hommage juste à cette musique pop qui nous accompagne à chaque pas, comme une sœur ou un frère, un compagnon fidèle qu’on ne choisit pas vraiment mais sans qui les choses de nos vies auraient bien peu de sens. Cet album de reprises sans prétention a les irisations inattendues d’un joyau certes simple dans la facture mais au cœur minéral d’une sincérité brillant de mille feux.