Tindersticks : « L’état d’esprit post-punk est toujours présent en nous »

Tindersticks / Photo : Neil Fraser
Tindersticks / Photo : Neil Fraser

On reproche souvent à Tindersticks, depuis maintenant plus de trente ans, de sortir des albums de qualité qui peuvent lasser de par leurs similitudes. Cela ne pourrait pas être plus éloigné de la réalité. Il suffit de comparer The First Tindersticks Album (1993) et leur dernière sortie, le très réussi Soft Tissue. Entre soul 70’s et ambiance morne de fin de soirée, Soft Tissue continue d’explorer un univers singulier et toujours aussi captivant. Car Tindersticks ne ressemble à aucun autre groupe, greffant toutes les expérimentations possibles autour d’une des sections rythmiques les plus solides du cercle indépendant. Si les expérimentations sont toujours présentes sur ce nouvel album, le côté plus dépouillé et les arrangements chaleureux, proches du live, de Soft Tissue en font une excellente porte d’entrée pour ceux qui connaissent peu ou mal le groupe. Et pourtant, comme nous l’explique Stuart A. Staples dans cette interview, Soft Tissue aurait très bien pu ne pas voir le jour. Les motivations en interne et les difficultés économiques post Covid rendant tout projet compliqué, le groupe s’est simplement rendu en studio juste pour voir ce que ça donnerait. C’est sur ce parcours compliqué, et la surprise de prendre un énorme plaisir à rejouer ensemble que revient Stuart A. Staples dans un entretien sans filtre.

Entre les albums studios et les bandes originales de films, vous avez enregistré une vingtaine de disques. Vous arrivez pourtant à renouveler votre approche de la musique régulièrement. Penses-tu que c’est la principale raison pour laquelle le groupe est encore ensemble ?
Stuart A. Staples : Oui. Quand on joue avec les mêmes personnes depuis aussi longtemps, on pourrait penser de l’extérieur que notre carrière est une grande ligne droite. Et pourtant je ne pourrais la qualifier que de sinueuse. La dernière difficulté a été la pandémie, pendant laquelle nous n’avons pas pu nous voir physiquement en studio. Ça nous a empêché d’expérimenter comme nous aimons le faire, et de travailler à distance. Quand nous nous sommes retrouvés physiquement, quelque chose s’est passé. C’était le moment idéal pour reprendre le travail car nous étions tous dans un bon état d’esprit. Notre besoin naturel de progresser musicalement, que ce soit dans les arrangements ou la structure des morceaux n’a, cette fois, pas nécessité beaucoup d’effort. Je pense que cela s’entend dans Soft Tissue, ainsi que la joie de nous retrouver.

2023 a été une année particulièrement créative pour le groupe. En plus de l’enregistrement de Soft Tissue, vous avez également donné des concerts à la Philharmonie de Paris et à Lyon basés sur vos bandes originales de films pour Claire Denis
Stuart A. Staples : Oui, c’était une bonne année pour certains aspects. Mais comme nous le savons tous, la vie est parfois compliquée (rire). Cette année nous aura au moins boostés. Il n’était pas prévu que nous enregistrions un nouvel album. Nous avions un engagement pour une tournée espagnole, et c’est seulement après cette dernière que nous avons loué un studio d’enregistrement en Espagne pendant une semaine pour voir ce que ça donnerait. Nous étions satisfaits des pistes élaborées et nous les avons développées pour qu’elles deviennent Soft Tissue.

Tu as souvent dit par le passé que vous avez besoin d’une chanson qui guide le reste de l’album. Quelle était cette dernière pour Soft Tissue ?
Stuart A. Staples : Il y en a eu deux. New World et Always a Stranger. Cette fois-ci il n’y a pas eu de grande réflexion, c’était juste les deux premiers titres qui ont été composés, et ils étaient suffisamment tangibles et excitants pour continuer sur cette voie. Je crois qu’ils nous ont apporté l’énergie dont nous avions besoin.

Vous avez toujours accordé de l’importance à l’expérimentation lorsque que vous êtes en studio. Vous arrive-t-il souvent de vous compliquer la vie ?
Stuart A. Staples : Je pense qu’il est important de laisser une grande liberté à la basse et à la batterie. Il nous faut beaucoup de temps pour adapter tous les autres instruments à cette fondation. Parce que notre bassiste et notre batteur sont instinctifs, et pas le reste du groupe. Il est difficile de jongler avec les énergies dégagées par le jeu de chacun, car les plus lents fatiguent les plus rapides et il devient difficile de savoir là où chacun veut en venir. Mais à partir du moment où nous tenons une base rythmique solide, tout devient plus fun. On ajoute des boîtes à rythme, de l’écho, nous n’avons aucune limite pour expérimenter. Je trouve que cette volonté d’aller de l’avant se ressent sur Soft Tissue.

Soft Tissue est un album que l’on imagine aisément être reproduit en live. Etait-ce une des idées de départ ?
Stuart A. Staples : Non, mais j’espère que n’aurons pas de problèmes pour adapter les chansons à la scène (rire). Avec No Treasure but Hope je savais que ça ne poserait pas de problème. Cette fois-ci, je suis un peu en panique car je ne sais pas comment nous allons nous adapter. Nous avons ajouté trop d’éléments sur la structure de base. Il va falloir leur donner un aspect plus naturel.

As-tu parfois peur que cette magie en studio s’arrête, que vous ne trouviez plus l’inspiration ?
Stuart A. Staples : J’accorde toute ma confiance aux autres membres du groupe, mais j’ai aussi conscience que, plus on avance dans notre carrière, plus cette magie est difficile à obtenir. Il est devenu compliqué de vivre de la musique, d’y dédier sa vie. Nous avons beau nous investir au maximum dans le groupe, depuis la pandémie, tout a pris une tournure compliquée. L’équilibre financier est difficile à obtenir. Ce n’est un secret pour personne, cela coûte plus cher aux artistes d’organiser une tournée. J’ai peur que cela crée des fissures dans notre désir collectif de nous consacrer au groupe.

Stuart A. Staples - Tindersticks / Photo : Julien Bourgeois
Stuart A. Staples – Tindersticks / Photo : Julien Bourgeois

L’écriture des chansons de votre album précédent, Distractions, t’avait réouvert les yeux sur toi-même. Es-tu toujours dans le même état d’esprit en terme de composition depuis cette révélation ?
Stuart A. Staples : Distractions représentait un moment particulier de ma vie. Cela se ressent surtout sur I Imagine You et The Bough Bends. Elles me sont très chères car elles témoignent d’un bond en avant en termes d’écriture. Je les ai approchées de façon plus abstraite. J’ai pu le faire car j’étais assis seul dans un studio pour les travailler. Ce n’était absolument pas le cas pour Soft Tissue, nous étions ensemble en permanence. J’espère un jour pouvoir retrouver le niveau d’introspection de Distractions. Il faut juste que je reste coupé du monde, sans être dérangé par qui que ce soit. Cela ne veut pas dire que je ne demanderai pas d’aide à un moment, mais il faudrait que je m’enferme à clé dans une pièce pour arriver au même niveau d’écriture.

Si je comprends bien, tu sembles préférer travailler seul.
Stuart A. Staples : J’ai besoin d’être seul à un moment pour trouver l’essence de ce que je veux dire. Je suis incapable de la partager avec qui que ce soit. Par contre, j’ai la chance énorme de pouvoir compter sur les autres membres de Tindersticks. Ils sont ma béquille. Ils balaient mes doutes et mes incertitudes, que ce soit en studio ou sur scène. Cette énergie collective me pousse vers l’avant. Être seul a ses bénéfices, mais jusqu’à un certain stade. Je m’imagine parfaitement me regarder dans un miroir après avoir enregistré trois albums solos et me dire : Mais putain, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? (rire).

Pourrais-tu nous dire comment débute ton process d’écriture ?
Stuart A. Staples : Je commence toujours par tâtonner pour comprendre là où je veux en venir. Ensuite j’essaie de ne pas trahir l’idée de base. Je me laisse guider par mes émotions, mais les concrétiser relève du défi. J’attache énormément d’importance au feeling dans mes textes car tout le monde ne parle pas anglais. J’essaie de compenser avec quelque chose pour que les gens se connectent à notre univers. Les mots ont beau être essentiels pour moi, j’ai conscience qu’ils ne dominent pas le reste. Par le passé, des gens m’ont dit que les Tindersticks leur faisaient penser à Leonard Cohen ou à Nick Cave. Je suis en désaccord total car, pour moi, ces gars-là vivent pour écrire des textes, c’est ce qui les sort du lot. Mes textes sont plus visuels que les leurs.

Comme eux, n’as-tu pas envie de publier des livres ?
Stuart A. Staples : Je n’écris pas de chansons. Je pose juste des mots sur le papier si j’y suis contraint. C’est pour ça que les deux chansons de Distractions que j’évoquais tout à l’heure m’ont pris par surprise. Elles sont écrites de façon différente.

Pouvons-nous revenir sur les deux concerts que vous avez donné qui étaient focalisés sur vos morceaux composés pour les bandes originales de Claire Denis ?
Stuart A. Staples : C’était une chance de recevoir une invitation de la Philharmonie pour donner ces concerts. Cette expérience nous a surpris car il s’est passé quelque chose d’unique sur scène. Le groupe s’est investi comme jamais. Nous n’en revenions pas. C’est quelque chose que j’aurai aimé prolonger, mais Soft Tissues venait juste d’être terminé et je ne voulais pas que cela retarde sa sortie. Monter ces concerts a été compliqué. Choisir des extraits de films et en obtenir les droits, les éditer a pris du temps, mais maintenant tout est prêt. Donc si nous voulons relancer cette série de concerts à un moment donné, le show existe déjà sur un disque dur.

Tu sembles passer beaucoup de temps dans ton home studio. J’imagine que tu as dû accumuler des heures et des heures de musiques jamais publiées. Reviens-tu souvent sur des titres inédits pour les intégrer aux différents projets sur lesquels tu travailles ?
Stuart A. Staples : Je ne peux jamais oublier un titre inachevé. Le morceau pénultième de Soft Tissue a été ébauché il y a douze ans. J’étais convaincu qu’il trouverait sa place sur ce disque. Il me reste encore quelques chansons non utilisées. Je les garde bien au chaud car elles comptent pour moi de par leur signification. J’y pense régulièrement. J’en ai d’autres que je laisse de côté, j’y reviendrai en prenant du recul. Je ressens une sorte de soulagement quand l’une d’elles est publiée.

Le punk et la musique du début des 80’s ont été tes premières passions musicales. Au premier abord, cela ne se ressent pas dans la musique de Tindersticks. Qu’en as-tu gardé dans ta carrière de musicien ? Peut-être l’absence de règles ?
Stuart A. Staples : J’ai grandi à Nottingham, dans un cadre très urbain. Étant entouré de gens qui écoutaient de la musique progressive, j’ai longtemps espéré trouver des amis qui étaient comme moi, intéressés par quelque chose de différent. La vague de musique alternative à la fin des années 70 a rendu ce souhait envisageable. Tout d’un coup des centaines de gens de la classe ouvrière s’exprimaient en créant de la musique. Je m’identifiais à eux, ils m’ont permis de me dire que je pouvais aller de l’avant en tentant ma chance. Je te parle de gens comme Ian Curtis, Mark E. Smith ou Marc Almond. Ils étaient à l’opposé du stéréotype macho, ils affichaient leur vulnérabilité. C’est ce que j’ai retenu d’eux, et ce qui est resté en mois quand j’ai décidé de me lancer alors que je ne savais ni chanter, ni jouer d’un instrument. J’avais envie de m’exprimer, même si je ne savais pas encore comment ça allait se matérialiser. Je ne le réalisais pas à l’époque, mais ces artistes n’avaient que quatre ou cinq ans de différence avec moi. Mais ils ont apporté une sensation de liberté au monde de la musique en même temps qu’une attitude qui a marqué mon esprit et celui de Neil et David. Nous avons grandi dans le même environnement, sans argent. Même en étant des personnes individuellement différentes, cet état d’esprit nous a rassemblé, et il est toujours ancré en nous aujourd’hui.

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Soft Tissue de Tindersticks est disponible chez City Slang

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