C’est à la fois une réédition et une épiphanie. Des chansons très anciennes enregistrées il y a cinquante ans par une femme très jeune. Un disque sans âge qui semble avoir traversé les décennies quasiment intact, tel une momie miraculeusement préservée dans les bandelettes de la confidentialité. Un point de croisement et de convergences aussi. Entre de petites histoires intimes – la rencontre amoureuse et artistique, à Paris, entre une novice américaine et un chanteur folk sicilien, disquaire à ses heures pas si perdues – et des aspirations collectives – celles que portent de jeunes musiciens français qui cherchent à prolonger les impulsions politiques de l’époque dans l’exploration des formes musicales traditionnelles. Les musiques des peuples leur apparaissent comme une alternative cohérente avec leurs idées et, parfois leurs engagements.
Le folk, donc, sous toutes ses formes, choisi contre l’hégémonie des industries culturelles anglo-saxonnes. Comme dans toute scène musicale, les individus gravitent autour d’institutions. Le centre américain du boulevard Raspail, le Folk Club de la rue Quincampoix. Et puis Disco’Thé, une boutique ouverte en 1967 par Benito Merlino, compositeur et interprète d’origine sicilienne. En parallèle de sa carrière de chanteur, chez Philips et dans les cabarets de la rive gauche, il rachète un local à l’archevêché de Paris pour s’assurer à la fois d’un toit et d’une source de revenus un peu plus stable. Le futur cardinal Lustiger, alors responsable de l’aumônerie des étudiants supervise même la transaction. Au 17 de la rue Linné, il propose à la vente quelques instruments de musique et une sélection de disques éclectique et exigeante : du jazz, du blues, de la chanson française engagée, du classique. Le catalogue du Chant du Monde. Les voisins passent dire bonjour et boire un café. Ils ont pour nom Renaud, Gérard Depardieu ou Serge Reggiani, qui vient causer en italien avec le patron ou récupérer un manuel d’apprentissage de la guitare pour son fils. Graeme Allwright aussi, cet autre exilé qui contribue déjà à populariser en France les œuvres de Pete Seeger et de Leonard Cohen. Au printemps suivant, on baisse parfois le rideau pour rafistoler les étudiants de la fac d’en face, entre deux charges sur les barricades.
L’effervescence de cette bohême du quartier latin finit par attirer, au-delà des frontières. En 1970, Christina Elizabeth Wallman alias Tia Blake débarque à l’improviste à Disco’Thé. Elle est née dix-huit ans plus tôt en Georgie avant de déménager, avec sa famille, en Caroline du Nord. Elle n’a en poche qu’une poignée de dollars et, comme seul point de chute, que l’adresse transmise par un couple d’amis de retour de leur séjour parisien. Benito et Tia tombent amoureux. Cette dernière entame deux années de vie parisienne. Deux années de dépaysement, presque de renaissance : la fille d’officier de la CIA plongée dans un grand bain de culture gauchiste n’avait jamais chanté jusque-là. Du moins pas en dehors du cocon familial. Encouragée par Benito puis par quelques musiciens bienveillants et conquis par son timbre – notamment le guitariste Michel Sada qui donne parfois des cours à ses élèves dans la cave de la boutique et joue sur l’album – elle ose, elle s’affirme. Quelques mois plus tard, au terme d’une première série de répétitions encourageantes entre les rayons et le comptoir de Disco’Thé, la décision est prise d’enregistrer un album. Benito mobilise son réseau pour convaincre un label, SFPP pour Société Française de Productions Phonographiques, recruter un groupe d’accompagnateurs – les guitaristes Bernard Vandame et François Brigot, des habitués de la boutique, rejoints presque à l’improviste par Gilbert Caranhac et Eric Kristy, futurs membres de The Bluegrass Connection – et trouver un studio. Ce sera celui de Pierre Barouh, aux Abbesses. Deux journées suffisent, fin 1971, pour enregistrer onze morceaux. Le répertoire choisi oscille entre les traditions américaines avec lesquelles Tia s’est familiarisé depuis l’enfance – Black Is The Colour, Man Of Constant Sorrow – et les ballades anglaises – Turtle Dove, Polly Vaughn. Dans la foulée, le groupe se produit une seule fois sur scène, en février 1972, au théâtre du Vieux-Colombier. Et puis Tia Blake repart vers d’autres continents – l’Asie d’abord, pour rejoindre son père en poste à Saigon quelques mois avant la débâcle, puis le Canada. En 1976, elle enregistre quelques titres de plus à Montreal avant de se consacrer, par intermittences, à l’écriture jusqu’à sa mort en 2015.
Il demeure quelque chose d’essentiel et d’éphémère à la fois dans ce seul legs discographique, enfin exhumé des limbes. Une présence qui s’impose sans la moindre ostentation, comme un désir inabouti d’écoute et d’attention. La voix et les guitares résonnent en harmonie parfaite, entièrement dédiées à l’épure. Cette absence de fioriture et cette pureté radieuse, qui ont sans doute largement contribué à préserver l’album des ravages du temps, ne relèvent pourtant pas de ces prétentions austères qui viseraient à préserver les airs traditionnels en les figeant dans une prétendue authenticité formelle. Il y a des surprises, des réappropriations, des transformations inattendues même, qui témoignent de la liberté avec laquelle l’interprète et les arrangeurs ont su, heureusement, aborder ce répertoire – Rising Of The Moon, par exemple, qui au rythme argentin de la Zamba suggéré par Merlino, se teinte d’une mélancolie jamais entendue dans les nombreuses versions de ce chant de révolte irlandais. La voix de Tia Blake est claire, droite, presque juvénile. Et pourtant, elle convoque tout un nuancier d’émotions tristes qui prouve encore par l’exemple, un demi-siècle plus tard, que les esprits naïfs qui associent la jeunesse et le bonheur de vivre n’ont jamais vraiment écouté de folk.
Folksongs & Ballads par Tia Blake And Her Folk Group est disponible chez Ici Bientôt, distribué chez nous par Kuroneko.
Merci à Benito Merlino pour les souvenirs et à Monique pour le café.
A Perseverance :
Tu as peut-être acheté une réédition de ce disque magnifique. Mais il n’y avait sûrement pas les documents et photos que propose Ici Bientôt, et ils en valent vraiment la peine car ils décrivent avec précision l’atmosphère du Quartier Latin de l’époque et l’article de Matthieu Grunfeld est remarquablement bien écrit et documenté.
Salut Mathieu bonne Année 2024. Semper ad Majorem. En souvenir de notre rencontre et de » la grande Tia Blake ». 👋