Un album oublié ? Même pas, au départ. Tout juste une poignée de titres – les quatre qui composent le seul et unique Ep de The Trypes, The Explorers Hold, 1984 – à laquelle s’ajoutent ici une douzaine d’autres demeurés, à l’époque dans les cartons. Comme le suggère le titre de cette réédition commémorative, c’est surtout une histoire de voisinage et de rencontres presque fortuites. L’origine relève à la fois de l’anecdote et du défi. A Haledon, dans le New Jersey, à la fin de 1981, deux jeunes musiciens locaux, Elbrus Kelemet et Marc Francia, conçoivent un de ces projets de fin de nuit exaltée, brillant et farfelu – souvent les meilleurs lorsque on parvient à les mener à leur terme inattendu : composer une seule chanson à quatre mains et l’enregistrer à compte d’auteur, uniquement pour installer l’un des rares exemplaires pressés dans le jukebox de leur bar de prédilection.
Kelemet s’improvise chanteur, Francia se charge de la guitare. Pour conférer un peu plus de chair à leurs premières ébauches, ils embarquent dans leur improbable aventure quelques-uns de leurs camarades les plus indulgents et les plus motivés – John Baumgartner à l’orgue et la flûtiste Toni Paruta. Quelques semaines plus tard, les toutes premières chansons sont prêtes. Ne reste plus qu’à les enregistrer. Heureusement, ils ont croisé, pas loin, ces deux types qui ont un peu de matériel, presque un studio, dans leur sous-sol. Ils faisaient même partie d’un VRAI groupe encore quelques mois plus tôt, avant de revenir bizarrement s’enterrer pas très loin de Hoboken. Pourquoi ne pas leur demander un coup de main ? Glenn Mercer et Bill Million acceptent ainsi non seulement de produire The Trypes mais aussi de se joindre au groupe. Et ce qui aurait pu ne rester qu’une négligeable impulsion d’amateurs rentre furtivement dans la grande Histoire.
En cette période intermédiaire de leur anti-carrière, les deux membres fondateurs de The Feelies ont opté pour le repli. Exaspérés par ce qu’ils estiment être les promesses non tenues de leur premier label – Stiff – ils ont préféré annuler la tournée qui leur aurait permis de capitaliser sur le succès critique de leur premier album. A bonne distance de l’agitation new-yorkaise et de toutes les industries culturelles, ils creusent peu à peu ce fossé presque inouï qui sépare Crazy Rhythms, 1980 et The Good Earth, 1986. Ils continuent de se produire – de plus en plus rarement – sur les scènes locales, à l’instar de ce groupe de bal anonyme qu’ils incarnent sous la caméra de Jonathan Demme dans Dangereuse Sous Tous Rapports, 1986. Ces années de latence, ils les mettent à profit pour approfondir et pour explorer des potentialités musicales au sein de collectifs locaux à géométrie fluctuante : The Willies, Dr. Robert, Yung Wu. Et The Trypes, donc. Pour ces derniers, les contours semblent se préciser au fil des mois. Alors que Kelemet s’en va, une section rythmique est recrutée, composée de Brenda Sauter (basse) et Stanley Demeski (batterie) et qui deviendra celle des Feelies. En marge d’une discographie encore en suspens, la transition semble donc s’élaborer peu à peu entre le Ying du premier album et le Yang du second, par tâtonnements successifs, de façon approximative. Le dépouillement et la simplicité restent de mise. Mais les scansions frénétiques des origines s’apaisent imperceptiblement et alternent désormais avec des tonalités plus pastorales, comme en témoigne notamment cette version primitive de The Undertow, une chanson qui réapparaitra, à peine peaufinée, sur Only Life, 1988. Les grands à-plats d’orgue confèrent aux structures répétitives, souvent teintées d’harmonies orientalisantes – les reprises de Love You To et The Inner Light de George Harrison – une couleur nouvelle, comme une forme de psychédélisme rural et minimaliste, voire de krautrock à la sauce du New Jersey. Dans ces compositions vaporeuses et cet ascétisme mélodique, il n’est, en tous cas, pas bien difficile d’entendre ce qui a pu constituer une source d’inspiration décisive pour quelques-uns des fans autoproclamés de The Trypes, et notamment pour Ira Kaplan.
Ces déclinaisons essentielles mais éphémères d’un multivers musical s’achèvent pourtant dans le courant de 1985. Mercer et Million se décident à ressusciter The Feelies et embarquent au passage Sauter et Demeski. Baumgartner épouse Paruta. En trio avec Francia, ils forment Speed The Plough pour prolonger à leur manière l’exploration alternative du terroir folk-rock. Jalon essentiel entre les Feelies des villes et les Feelies des champs, Music For Neighbors ne saurait donc se réduire à son statut mineur ou négligeable de projet parallèle. Quarante ans après, il s’installe plus que jamais dans le voisinage le plus précieux et le plus intime. Très près du cœur.