The Strokes – New York City Boys (2001)

The Strokes
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Cet été, on fête les vingt ans d’un disque qui a compté pour bon nombre d’entre nous, Is This It des Strokes, premier album des new-yorkais sorti chez Rough Trade quelques mois après leur Debut EP, The Modern Age. Ce disque précurseur du renouveau rock au début des années 2000 a durablement marqué les esprits, et nous avons décidé de nous remettre en situation d’époque avec l’interview effectuée par Christophe Basterra, qui figurait en couverture du numéro 54 de la RPM, sorti en septembre 2001.

Autant l’avouer tout de suite. On voyait bien dans les cinq membres des Strokes de sales petits prétentieux, emplis d’une morgue altière et sûrs de leurs faits, étalant sans vergogne leur culture musicale apprise dans de beaux livres d’histoire et… Stop. Erreur. Grave erreur. Car ces jeunes garçons au parcours abracadabrant comptent sans doute parmi les types les plus lucides qu’il nous ait été donné de rencontrer. Pourtant, plus d’un à leur place – comment peut-on garder la tête aussi froide après avoir fait l’objet d’autant de panégyriques ? – auraient disjoncté. Mais Julian Casablancas, Nick Valensi, Albert Hammond Jr, Nikolai Fraiture et Fabrizio Moretti sont juste heureux – après plusieurs années passées dans l’ombre des studios à travailler – de pouvoir présenter au grand jour Is This It, premier album explosif et énergique, dense et mélodique, tout en rock abrasif et urgent. Le genre de disque qui peut paraître complètement anachronique à notre époque. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’il est aussi important.

The Strokes
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Pour une fois qu’une hype – ou un buzz, si vous préférez – a du bon – du très bon, en l’occurrence –, on ne va pas s’en plaindre. Et encore moins s’en priver. Dans pareil cas, on serait plutôt du genre à s’en baffrer jusqu’à la surdité. Car The Strokes a beau être le groupe le plus en vue du moment – de mémoire de journaliste, on n’a pas souvenir d’une pareille agitation (hystérie ?) médiatique depuis Oasis en 1994 –, il n’en demeure pas moins notre coup de cœur rock de l’année. Et ces cinq gamins new-yorkais – vingt ans seulement de moyenne d’âge – au look et au charisme insensés n’ont pas fini de faire parler d’eux. Is This It, au fait. Rien d’autre qu’un parfait condensé de l’esprit du CBGB’s, circa 1975, devenu un “endroit de merde” selon leurs dires. Un âge d’or que ce club des cinq, même pas nés à l’époque, fait aujourd’hui revivre avec une sincérité, une maîtrise et une énergie confondantes.

D’ailleurs, leur tout premier single s’intitulait The Modern Age. En conjuguant au futur antérieur la voix de Lou Reed, la guitare de Tom Verlaine, la dynamique des Feelies et l’attitude des Ramones, The Strokes a pris quelques longueurs d’avance sur ses collègues de la Grosse Pomme, pourtant eux aussi parties prenantes dans le renouveau du punk rock (The Moldy Peaches, A.R.E. Weapons…). Mais c’est au chanteur Julian Casablancas, aux guitaristes Nick Valensi et Albert Hammond Jr, au bassiste Nikolai Fraiture et au batteur Fabrizio Moretti que l’avenir appartient. Ainsi va la vie. Même si certains trouveront l’histoire trop belle pour être vraie. Au passage, et sans forcément en rajouter dans ce conte de fées électricité qui se sont penchées très tôt sur le berceau de ces chères têtes brunes, le père de Julian n’est autre que John Casablancas, le fondateur de la fameuse agence de top models Élite. Mais avec ses copains de lycée, rencontrés entre la Suisse et Manhattan, Julian, auteur et compositeur exclusif, a rebroussé chemin et choisi la voie musicale. Pour vous donner une idée, imaginez tout simplement Phoenix qui, à la place du rock californien, se serait entiché du punk new-yorkais, la cool attitude égale par ailleurs. Autrement, sur disque comme sur scène – aussi bien dans une petite salle mancunienne que dans un festival en plein air du côté de Palma De Majorque –, The Strokes, c’est avant tout un son. Et, surtout, des chansons. Elles sont onze à composer l’album le plus excitant d’une rentrée comme toujours surchargée, qui s’apprécie surtout et avant tout dans l’instant présent. Alors, maintenant, Take It Or Leave It, comme ils disent.

Nick Valensi : C’est fou l’attention que nous porte la presse en France… J’ai plein d’amis dans votre pays, de la famille aussi, puisque ma mère est française. Quand j’étais gamin, jusqu’à l’âge de quinze ans, je venais en France chaque été, du côté de Bordeaux, mon grand-père était viticulteur dans la région. Des fois, je faisais un peu de musique avec d’autres gamins du coin, et ils se foutaient souvent de ma gueule. Alors, s’ils me voient sur une couv’, ça va leur faire tout drôle…

C’est surtout la presse britannique qui vous porte aux nues depuis plusieurs semaines : vous n’avez pas peur que tout ce battage finisse par éclipser l’essentiel, à savoir votre musique ?
Julian Casablancas : Oui et non… Oui, parce que quand tu parles trop d’un groupe, ça peut énerver certaines personnes qui vont s’en détourner sans même avoir écouté la moindre note. Non, car si la musique est suffisamment bonne, elle survivra forcément à tout ce qu’on peut bien écrire dans les journaux. Et si ce n’est pas le cas, c’est qu’ils racontaient n’importe quoi. (Sourire.) De toute façon, ce que les journalistes peuvent dire, c’est bien, mais il ne faut pas se fier uniquement à ça. Il ne faut jamais perdre de vue ton travail.
NV : Si tu fais comme ces groupes qui se disent : “Maintenant que j’ai un peu bossé et que j’ai un peu de succès, je peux m’asseoir, prendre des drogues, baiser des filles, et mettre les pieds sur la table”, tu deviens vite un cliché du rock, et l’on veut éviter cela à tout prix. Nous sommes des gens tout ce qu’il y a de plus normaux. Nous, nous voulons simplement bosser dur et continuer à nous perfectionner. C’est la seule motivation qui nous anime depuis que l’on a commencé.
JC : C’est comme les Beatles, ils n’ont jamais cessé de travailler et sont devenus de plus en plus forts, ils ne se sont jamais reposés sur leurs acquis. Tout ce battage dans la presse, la seule chose que ça puisse nous apporter, c’est que cela nous fasse connaître de plus de monde. En contrepartie, ça nous met une certaine pression, mais on se fout que les gens croient en cette hype ou non. Au contraire, on aimerait qu’ils apprécient ce qu’on fait par eux-mêmes.
Fabrizio Moretti : Quand tu te vois dans un magazine, ta première réaction, c’est d’être fier, tu n’en crois pas tes yeux. Ensuite, tu as peur que les gens qui vont lire l’article vont croire tout ce qui est écrit. Alors, tu préfères le refermer… Il faut que la seule pression qui t’affecte soit celle que tu t’imposes, et pas une pression extérieure. Le seul truc qui doit nous importer, c’est de bien faire notre boulot. Et pour cela, il faut de la modestie, de l’humilité et un peu de maîtrise de soi. Ça ne nous arrivera jamais de penser que nous sommes les meilleurs. Parce qu’on se connaît trop bien, nous sommes des amis avant même d’être les membres d’un groupe : chez les Strokes, il ne peut pas y avoir de problèmes d’ego.

BOULE DE NEIGE

L’histoire du groupe est un peu rocambolesque, paraît-il.
JC : J’ai d’abord rencontré Albert dans un lycée français en Suisse, il y a une éternité, avant de le perdre de vue. Ensuite, j’ai fait la connaissance de Nick et Fabrizio, cette fois dans un lycée de New York. On a commencé à jouer ensemble, puis Nikolai s’est joint à nous. C’était en 1995, dans ces eaux-là.
NV : En fait, lorsqu’on s’est rencontré, Fab commençait à apprendre la batterie, Julian se mettait tout juste à la guitare et à composer. Moi, je jouais depuis plus longtemps. On n’était pas vraiment un groupe, on jouait juste ensemble. On était d’ailleurs vraiment mauvais ! On a dû rester un an à trois, puis un ou deux ans avec Nikolai. Il s’est avéré ensuite que Julian ne voulait pas être à la fois guitariste et chanteur.
JC : Et, coïncidence, juste à ce moment-là, Albert, a repris contact avec moi parce qu’il pensait s’installer à New York, alors qu’il résidait à Los Angeles. Et quand je lui ai demandé ce qu’il faisait, il m’a répondu : “Pas grand-chose, je joue de la guitare”. Alors, je lui ai dit : “Nous, on a un groupe et l’on cherche justement un guitariste”.
Albert Hammond Jr : Quand je suis arrivé, ils devaient avoir une ou deux chansons d’achevées, et on n’arrivait même pas les jouer correctement ! (Rires.) Tu sais, c’est facile d’être excellent, seul dans ton coin, mais c’est plus dur en groupe. Un groupe n’est pas bon parce que ses membres sont bons mais parce qu’ils sont capables de jouer ensemble.
NV : Et quand on a joué la première fois tous les cinq, ça a été une révélation, ça a immédiatement collé, comme si Albert avait toujours été avec nous. C’était en 1998. Ensuite, on a bien passé dix mois à répéter, à écrire et, en 1999, on a donné un premier concert à New York, devant huit personnes…
AHJ : Il devait y avoir nos deux meilleurs potes, deux petites amies, et des copains de copains ! (Rires.)
NV : Et c’est vrai qu’à partir de là, tout est allé vite. Il s’est produit un effet boule de neige et tout s’est enchaîné, des concerts devant un public de plus en plus nombreux, la signature, l’intérêt de la presse.

Vos parlez souvent d’un sixième membre mystérieux, le dénommé JP Bowersock : quel est son rôle dans tout ça ?
JC : C’était le prof de guitare d’Albert et moi. Il en connaît un rayon sur la musique.
NV : Quand on enregistrait l’album, il était toujours là pour nous donner des conseils. Parfois, lorsqu’on n’arrivait pas à lui décrire ce qu’on voulait, on le laissait faire les choses à notre place. Et il les réalisait mieux que quiconque.
JC : Et puis, c’est un gars tellement cool qu’il contribue aussi à mettre de la bonne humeur. En plus, on se bourrait la gueule ensemble tous les soirs.

À vos débuts, vous avez été influencés par des artistes en particulier ?
JC : Quand on avait douze, treize ans, on écoutait tous Nirvana et Pearl Jam, les gros trucs de l’époque, quoi.
NV : On était simplement des gamins qui aimaient la musique, et l’on savait tous qu’on voulait en faire. Mais quand on était au lycée, ce n’était pas vraiment le bon moment pour, on avait encore un tas de choses à apprendre, en particulier celles qu’on n’avait pas encore découvertes, pour en arriver là où nous en sommes aujourd’hui.

Et avez-vous eu des modèles qui vous ont fait choisir vos instruments respectifs ?
JC : Plein, pour des raisons différentes… Freddy King, pour son style sec et ses solos. Pour le son et le timbre, Sterling Morrison et Lou Reed. Et puis, j’ai mon côté mauvais goût avec Bryan May, mais, mélodiquement, il pouvait faire des trucs intéressants.
FM : Moi, celui qui m’a donné envie de jouer, c’est Mitch Mitchell du Jimi Hendrix Experience… Mais le batteur qui m’a le plus influencé est Moe Tucker parce qu’elle faisait exactement ce qu’il fallait. Elle rendait la musique meilleure, elle n’en rajoutait jamais, même si elle en était capable. Elle ralentissait, accélérait toujours au bon moment, elle épousait la chanson. J’ai toujours trouvé important que la batterie aide les autres instruments et ne leur fasse pas de l’ombre.
Nikolai Fraiture : Au départ, j’ai choisi la basse parce que j’aimais l’instrument… Ensuite, j’ai découvert des types comme Jaco Pastorius, qui joue de façon exceptionnelle. C’est lui qui m’a donné envie d’être vraiment bon, au lieu de me contenter d’être un simple bassiste de rock.
AHJ : Si j’ai opté pour la guitare, c’est à cause de Buddy Holly. Mais, il faut aussi que je cite Roy Orbison, Chuck Berry, John Lennon
JC : En fait, je suis surtout obnubilé par la musique… Les textes viennent toujours en dernier et sont plus une expression inconsciente de diverses expériences, il n’y a donc pas vraiment de paroliers qui m’ont marqué. Sinon, en tant que compositeur, Kurt Cobain a été important quand j’avais douze ans. Mais de façon plus générale, je dirais Brian Wilson, même si je ne suis pas fan de ses chansons un peu idiotes du début, Bob Marley, Lou Reed, bien sûr, et les derniers trucs de Lennon.

En général, la musique des Strokes semble très marquée par New York…
JC : Jusqu’à ce qu’on nous le demande, on ne l’avait pas spécialement remarqué. On ne s’est jamais dit qu’on allait avoir un son super new-yorkais, on essayait juste de faire de notre mieux, et, par la force des choses, par notre environnement aussi, ça sonne ainsi. ça résulte de la tension que tu ressens quand tu vis à New York.

Et si on vous dit qu’on entend par moments la voix de Lou Reed avec la guitare de Tom Verlaine ou qu’on retrouve l’esprit du CBGB’S…
JC : Ce n’est pas parce qu’on joue du rock qu’on veut être le groupe de rock typique. Il y a une différence d’énergie, c’est comme entre un livre et un film. J’écoute pas mal Blondie ou des choses de la fin des 70’s, plus que les New York Dolls ou Television qui sonnent pour moi comme du mauvais Talking Heads. J’aime vraiment les Talking Heads, je trouve leur évolution intéressante.
NV : J’aime beaucoup le Velvet Underground. Car, vers 1968, lorsque tout le monde faisait des trucs hippie, eux réalisaient quelque chose de vraiment différent. Je crois que c’est un peu pareil avec nous aujourd’hui…
JC : Je trouve le Velvet bien supérieur aux Beatles. Je pense que c’est bien connu en Europe, mais pas aux États-Unis.
NV : En tout cas, ce n’est pas fait exprès, mon vieux. Si tu entends ça dans notre musique, c’est cool, mais ce n’est pas quelque chose qu’on a prémédité.
JC : C’est la première chose que tu entends lorsque tu écoutes The Modern Age, par exemple, qui est sans doute le morceau qui rappelle le plus le Velvet Underground, mais lorsque tu écoutes tout l’album, c’est autre chose.

Etes-vous nostalgiques ou, plutôt, passéistes ?
JC : Sans doute, mais pas autant que les gens ne le pensent. Désolé. (Rires.)

Comment vous situez-vous parmi la scène new-yorkaise, actuellement en plein renouveau ?
JC : Je parlais récemment avec Adam Green des Moldy Peaches, et l’on se disait qu’on ne se sentait pas membres d’une scène particulière. Il y a de bons groupes new-yorkais avec lesquels nous sommes amis, mais ça n’en fait pas une scène pour autant. Il y a certainement une scène de Dj’s beaucoup plus importante, ainsi qu’une vraie scène rap. Je pense que ça fascine les gens de penser qu’une nouvelle scène est née… Mais c’est vrai que New York revient en force.

C’EST ÇA, C’EST TOUT

Bizarrement, alors que vous affichez essentiellement des références américaines, le premier label qui vous a signés est Rough Trade, une structure anglaise… Comment s’est faite la connexion ?
JC : On se produisait dans un club punk très cool à New York, l’Underground, dans lequel on avait toujours voulu jouer, et celui qui le tenait est devenu notre manager. Il a donc commencé à envoyer des cassettes à droite à gauche, dont l’une à Geoff Travis, qui, dès qu’il a entendu la moitié du premier morceau, nous a appelés et nous a dit : “Quand est-ce qu’on fait un disque ?” Je me souviens avoir demandé aux autres qu’on se réunisse, mais on ne savait pas trop quoi croire, on était tellement excités… En plus, on se demandait qui était ce mec et ce qu’il nous voulait exactement.
NV : Oui, on s’est même demandé si ce n’était pas une blague, parce qu’il était le premier à nous contacter. À l’époque, personne n’était encore intéressé, et, après lui, les appels se sont multipliés.

Pour vous, ce label était-il lié à des groupes en particulier ?
JC : On n’avait jamais vraiment entendu parler de Rough Trade avant ce coup de fil. C’est un peu embarrassant parce qu’on est supposé en connaître un rayon sur la musique… Mais l’on a découvert depuis qu’il y avait un paquet d’artistes cool sur ce label, et son histoire est intéressante.

Le titre de l’album, Is This It, est celui de la toute première chanson. L’avez-vous choisi par rapport à la hype qui règne autour de vous ?
JC : Pas vraiment parce qu’on était encore à New York quand on l’a choisi, et l’on ne se rendait pas trop compte de ce qui se passait ailleurs. On est populaire à New York, mais pas encore énorme.
NV : C’est surtout que ça sonnait bien. Par contre, ça doit être difficile à prononcer pour un Français. (Il prend l’accent français.) (Fou rire général.) D’ailleurs, comment le traduit-on dans votre langue : “Est-ce que c’est ça ? C’est ça, c’est tout ?” En fait, ça ne sonne pas très bien. (Rires.)
JC : J’aime bien utiliser des mots qui sont très souvent usités dans le langage courant et qui peuvent avoir plusieurs significations.

Puisqu’on en est à parler de mots, pourquoi avoir choisi le nom de The Strokes ?
NV : Pendant longtemps, on n’avait pas de nom et l’on essayait d’en trouver un vraiment cool, qui, dès que tu l’entends, provoque un truc dans ta tête. Et c’était très dur à trouver. Et puis, un jour, après une répèt’, on était tous assis par terre en train de raconter des blagues et des conneries habituelles, genre “et si on s’appelait les Têtes De Bite ?” Tout à coup, Julian, plus sérieusement, a dit : “Et qu’est-ce que vous pensez de The Strokes ?” Immédiatement, tout le monde est tombé d’accord pour le garder.

Comment percevez-vous ce premier album : est-ce la fin de votre longue période d’apprentissage ou le véritable point de départ de l’aventure ?
AHJ : Je crois que c’est effectivement la concrétisation de beaucoup de travail, de deux années où nous sommes restés enfermés dans un studio, à répéter et répéter.
NV : Il existe tellement de chansons que l’on a balancées à la poubelle… Ce que tu trouves sur le disque, ce sont les meilleurs morceaux que l’on a composés depuis un ou deux ans… Mais, pendant cette période, on n’a pas arrêté de les faire évoluer, de les améliorer.
JC : Dès le début, on a adopté une certaine façon de travailler qui devait prendre en compte une progression. Il n’y avait pas un style à respecter, on ne savait d’ailleurs jamais à quoi la compo suivante allait ressembler. Elle devait être la meilleure possible, sinon on ne la conservait pas, c’était la règle de départ.
NV : On voulait juste que chaque chanson sonne différemment des autres, et mieux que les précédentes. On veut progresser, écrire mieux, jouer mieux…

Dans le groupe, c’est toi Julian qui écris et composes : qu’as-tu laissé aux quatre autres ?
AHJ : La branlette. (Fou rire général.)
NV : Nous, on travaille les sons sur les chansons de Julian, on les rassemble, on essaie de les améliorer, de les finaliser, tout le monde est très impliqué.
JC : Il faut qu’on soit tous d’accord avant de terminer un titre.
NC : Julian n’est pas un dictateur, il n’arrive pas dans le studio en disant : “Toi, tu joues la guitare comme ça, je veux que la basse sonne de telle manière…” Ça ne se passe pas ainsi, nous sommes vraiment tous très impliqué : si quelqu’un a une idée pour jouer la chanson différemment, tout le monde est prêt à essayer. En tout cas, ce n’est pas du tout frustrant. Pour moi, c’est même plutôt amusant. Je connais Julian depuis qu’il a commencé à composer… Et je peux te dire que les premières étaient sacrément mauvaises. (Rires.) Je l’ai vu devenir bon, progressé, c’est intéressant… On est tous d’accord sur ce qui est cool et ce qui ne l’est pas. On passe beaucoup de temps en répèt’ pour travailler les chansons. Julian écrit dans sa chambre sur une guitare acoustique : ensuite, on passe ce squelette à la moulinette The Strokes, c’est complètement différent. Nous sommes incapables de composer un morceau en vingt minutes. On réfléchit toujours beaucoup car on ne veut pas laisser des trucs qui ne soient pas essentiels. Et c’est pour cela que nos chansons sont courtes, parce que chaque élément a une vraie raison d’être.
AHJ : Quand j’ai commencé à faire de la musique, c’est vrai que je voulais composer. Mais Julian est meilleur que moi. Alors, j’essaye d’apprendre à son contact. Nous n’en sommes qu’à la première étape… Quand nous en serons à la dixième, qui sait comment fonctionnera le groupe exactement. Il ne nous empêche d’écrire, c’est juste qu’il est l’auteur des morceaux les meilleurs.
JC : Si l’un d’entre eux fait ses preuves, je ne vois pas pourquoi il ne composerait pas.

Tu te souviens de la première chanson que tu as composée et dont tu t’es dit qu’elle était vraiment bien ?
JC : (Sourire.) Tu sais, à chaque fois que j’écris quelque chose, je pense que c’est bien. Et puis, une semaine après, même si j’aime encore le morceau, je me dis que c’est vraiment merdique et je ne veux plus en entendre parler… Ça fait mal, mais il faut être capable de le faire.

FORTICHE

Vous êtes totalement satisfaits de l’album ?
NV : (En français.) Bien content.
JC : On l’a écouté aujourd’hui, et j’y ai personnellement entendu quelques petites choses que les gens ne vont pas forcément remarquer, mais qui, si elles avaient été évitées, auraient pu rendre les chansons encore meilleures.
FM : C’est le meilleur premier album que nous pouvions enregistrer. On y travaille depuis tellement longtemps… On a fait exactement ce qu’on désirait.

Pourriez-vous nous citer des premiers albums qui vous ont vraiment impressionnés ?
NV : Il y en a tellement… (Il réfléchit.) Allez, le premier album de Talking Heads, 77, c’est sans doute mon favori.
JC : Hum… C’est marrant parce que les gens nous parlent souvent de Television, de Marquee Moon, alors que je ne connais que le second, Adventure ! Par contre, je n’aimerais pas connaître la même destinée : un premier disque encensé et un deuxième presque jeté aux orties.
AHJ : Je ferais le même choix que Nick, le premier Talking Heads, qui était vraiment impressionnant. J’aime aussi beaucoup le premier Doors (ndlr : Strange Days, 1967)  le Elvis Costello (ndlr : My Aim Is True, réalisé en 1977). Dans ces disques, tu peux entendre la volonté qu’avaient ces artistes de grandir, de se développer. Tu pouvais voir que c’était un bon point de départ. Un premier album n’est pas là pour prouver à quel point tu es fortiche, il doit juste montrer que tu as les bases qui te permettront d’aller plus loin.

Dans quel état d’esprit êtes-vous avant la sortie de Is This It : excité, nerveux, angoissé ?
FM : Je suis un peu dans tous ces états à la fois … (Sourire.) Le fait que le deuxième single, Hard To Explain, soit entré dans le Top 20 en Angleterre m’a donné un peu de confiance. Mais je reste nerveux. Maintenant, si l’album ne marche pas, je serais tout de même heureux parce qu’on aura réalisé le disque que l’on voulait. Ce qui ne m’empêchera pas, d’un autre côté, d’être extrêmement déçu. Cet album, il représente presque toute notre vie…
NF : Nerveux et excité… Si les gens ne l’aiment pas, on ne pourra rien y faire. Mais c’est excitant d’avoir travaillé longtemps avec des amis sur quelque chose qui va voir le joue dans le monde entier.
JC : Je dirais plutôt anxieux, car je me demande ce qui va bien pouvoir se passer. Je suis d’un naturel confiant, mais pas assez tout de même pour me permettre d’affirmer que nous sommes le meilleur nouveau groupe du monde ou je ne sais trop quoi. (Sourire)

Vous considérez-vous comme chanceux ?
NV : Je me vois plutôt comme un privilégié. Privilégié d’avoir pu rencontrer ces types-là, de m’être aussi bien entendu avec eux. C’est rare qu’un groupe ne réunisse que de vrais amis. Une tournée, pour moi, c’est comme parmi en vacances avec mes quatre meilleurs potes. Alors, oui, tu as raison, c’est vrai que l’on est des gamins chanceux… D’un autre côté, c’est aussi le résultat de très longues heures de travail. On a énormément bossé pour en arriver là. Mais j’ai toujours été persuadé que si l’on faisait quelque chose de bien, les gens apprécieraient…
JC : Oui, pour avoir l’habileté d’écrire de la bonne musique… (Rires.) Même si j’ai beaucoup bossé pour ça, ça représente des heures et des heures, des années et des années. Depuis l’âge quatorze, je ne pense qu’à la musique, c’est mon seul centre d’intérêt. Et l’on est parti de si bas. (Rires.) On a vraiment été mauvais pendant très longtemps.

Vous êtes en train de vivre la période la plus excitante de votre existence à l’heure actuelle ?
AHJ : Attends, il n’y a même pas à se poser la question ! Je fais ce que j’ai toujours voulu faire. Je pourrais mourir en homme heureux. Mais comme je ne veux pas mourir… (Rires.)
NV : Je crois c’est le moins que l’on puisse dire. À cinq ans, mon père m’a offert ma première guitare. Et depuis cette époque, je rêve de faire de la musique avec mes amis, de partir en tournée, d’enregistrer des disques. C’est presque surréaliste, c’est un rêve qui est devenu réalité, mon vieux. Et ça, je sais que ça arrive rarement dans une existence.
JC : C’est quand même bizarre parce que l’on fait déjà toutes ces interviews alors que notre album n’est même pas encore sorti… Je comprends que tous ces gens aiment notre musique, qu’ils sont excités, mais c’est étrange. J’ai l’impression qu’on est déjà arrivé, alors que rien n’a commencé. Ça n’empêche que je suis effectivement très excité. Maintenant, il faut que notre album marche. Si les résultats sont moyens, ce sera considéré comme un échec. Mon rêve, ce n’était pas d’être un groupe hype avant même que ne sorte l’album. (Rires.) Ce que je souhaite avant tout, c’est d’être capable d’écrire de bonnes chansons le plus longtemps possible, même si le succès n’est pas au rendez-vous. Et d’ailleurs, notre musique est si brute que je n’arrive pas à imaginer une seule seconde qu’elle puisse être populaire…


Cette interview a été originalement publiée dans le #54 de la RPM, sorti en septembre 2001.

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