« Parfois, j’aimerais qu’on fasse un disque aussi bon qu’On The Beach de Neil Young. Je pense que Sittin’ Pretty est ce qu’on a fait de mieux, mais ce n’est pas notre chef-d’œuvre. Si on arrive à faire dix chansons aussi bonnes que Ditch The Fool, Nothing To Be Done et Baby You’re Just You, alors on tiendra notre chef-d’œuvre. » (Stephen Pastel, Sounds, 12 août 1989)
Affublé d’une oreille musicale plus qu’approximative et disposant d’une mémoire peu performante, voire défaillante, j’ai toujours été très nul à l’exercice du blind-test. Il y a donc peu de disques que je peux reconnaître très vite. Il y en a un seul, en fait : c’est Sittin’ Pretty des Pastels, paru il y a tout juste trente ans. Le disque débute sur un infime larsen interrompu par un roulement cassé de batterie, un peu précipité, puis par trois guitares, une folk, une saturée, une basse, et par ce reniflement insensé, non prémédité, finalement gardé au mixage, sur un coup de tête. Trois minuscules secondes. Je pourrais vous raconter combien j’ai fait corps avec ces trois minuscules secondes, cette chanson, ce disque, au printemps 1989 (et au moins la décennie qui a suivi), le nombre de fois complètement impensable que j’ai écouté Nothing To Be Done, duo instable entre Stephen McRobbie et sa bien aimée d’alors, Annabel ‘Aggi’ Wright, qui ouvre l’album, la découverte du vinyle dans les rayons de la Fnac de Belfort (rue des Capucins à l’époque), qui m’a sans doute coûté le premier tour de mon Bac, son influence sur une bonne part de ce que je suis devenu depuis, pour le meilleur – mon métier d’assistant bibliothécaire – et pour le pire – ma vie d’éternel fan – (ou inversement)… Mais calmos sur l’exercice autobiographique. Pour une fois, je vais essayer de vous raconter tout simplement mon histoire de ce disque-pivot dans la carrière des Pastels, mon préféré, leur meilleur donc, même si ceux-ci ne seront sans doute pas d’accord. Mais je m’en fiche de qu’ils vont penser (un peu), et en ça, c’est déjà un grand pas pour moi. Sorti en mai 1989 donc, Sittin’ Pretty marque la fin de la première décennie d’un des groupes phare de la scène souterraine de Glasgow : le groupe a débuté aux alentours de 1982. Pendant que des têtes de gondole écossaises comme Simple Minds occupent l’avant-scène, ou que des groupes de blue eyed soul (Hipsway, Wet Wet Wet…) font les kékés dans les hit parades et jusqu’à la télé française (Les Enfants du rock, spécial Glasgow, déjà, avec ce titre LOL, A View To A Kilt), se fomente une petite révolution dans les soubassements de la ville : les Pastels et les Shop Assistants d’un côté, Primal Scream et les Jesus & Mary Chain de l’autre, se mettent en marche et ré-inventent une façon de faire la pop en y introduisant du bruit, en assumant naïveté et urgence, en revendiquant le Velvet Underground, les Modern Lovers et les Television Personalities, et les obscurs Swell Maps dont l’influence se fait entendre dès le premier album des Pastels, Up For A Bit, paru en 1987.
Le quintette se stabilise alors autour de son charismatique chanteur et songwriter, coupe au bol, pantalon de cuir et duffle coat, Stephen. Autour de lui, se trouve une section rythmique basique mais efficace : Bernice Simpson, batteuse, venue des visionnaires Delmontes (1979-1982), groupe post punk d’Edinburgh, dont l’œuvre a été redécouverte récemment par le label archiviste LTM, et le mystérieux Martin Hayward à la basse, un guitariste lettré, Brian Taylor, et Aggi, illustratrice de talent, dont les collages et illustrations ornent toutes les pochettes du groupe sauf… Sittin Pretty, elle est l’électron libre (clavier, chant…), la muse, l’âme du groupe. Comme l’écrira plus tard Stephen, le groupe a de grands projets, mais peine à trouver de la cohérence et une unité, tout en dégageant une nonchalance paresseuse (« ils ne savent pas jouer » est une phrase qu’on lit ou qu’on entend de façon répétée à leur propos) qui les fait enchaîner des concerts peu convaincants aux yeux d’une presse anglaise, implacable jusqu’au dédain envers les Glaswegiens (mis à part un certain Everett True, qui deviendra l’un de leurs plus fervents exégètes et supporter au Melody Maker).
Dans ces conditions peu favorables, le groupe enregistre en 1989 un EP, Baby You’re Just You, pour Chapter 22, structure de seconde zone, pas vraiment en vue dans le monde des labels indépendants britanniques, et parvient in extremis à y agréger six autres morceaux, ainsi que Sit On It (Mother) enregistrée pour un précédent 12’’ (Comin Through, 1987). Les dix titres réunis présentent une très belle cohérence puisqu’enregistrés sous la houlette de l’ingé son Neil Ross, et produit par Richard Mazda, producteur solide ayant roulé sa bosse avec The Fall, Birthday Party, les Fleshtones ou Alternative TV. Autant dire qu’on est très loin du malentendu C86, fleurs et bonbons, qui pouvait coller à tort au groupe : le son est compact, les guitares sont épaisses et incisives, avec un parfum étrangement fifties qui filtre même sur la voix, avec ce delay court rockab qui inspirera à un journaliste anglais une aventureuse – mais drôle – comparaison entre Stephen et Billy Idol. Le disque se déroule, implacable : des tunnels parfois violents et étirés, Ditch The Fool, huit minutes éprouvantes de lamentations désespérées, de guitares noisy, de pistes empilées de violon et violoncelle en riffs répétitifs et obsédants, parfois sombres et plombés comme Baby You’re Just You (plus de cinq minutes aussi), de courtes saillies relevées par des arrangements d’instruments incongrus comme l’autoharp, l’influence Swell Maps encore (Swerve, Zooom), ou l’harmonica de Sit On It (Mother) (qui rappelle en passant le Don’t Split It des Subway Sect, autre grande influence du groupe). L’urgence apparente donne à ce line-up dont c’est le chant du cygne une beauté chaotique et crépusculaire qu’ils n’auront plus jamais, finalement éloignée de plus en plus des idéaux de Stephen Pastel tourné vers de nouveaux territoires plus contemporains. Les EP suivants, obsédés tour à tour par le lo-fi (Thru Your Heart et Speeding Motorcycle), par les mélodies amoureuses appaisées (Thank You For Being You) montrent que la page se tourne. Sittin’ Pretty est bel et bien cet adieu à l’adolescence, en même temps qu’aux années 80. Mais que reste-t-il aujourd’hui de Sittin’ Pretty ? Pas grand chose, si on s’arrête au fait que le groupe ne reprend en concert plus aucun morceau du disque, si ce n’est l’emblématique duo Nothing To Be Done, classique (voire standard) par défaut, perpétué maintenant de façon très ambiguë par Stephen et sa nouvelle compagne Katrina. Pas grand chose non plus si on se fie à ce que la jeune critique rock et pressée, souvent larguée, retient de l’histoire : les prémisses du groupe liées de façon hâtive et peu scrupuleuse à C86, ou la musique flottante des années 1990 et 2000, aux formes souples, réinventées autour de Katrina Mitchell, batteuse et songwriter, et d’un homme de l’ombre, le multi instrumentiste et arrangeur Tom Crossley. Pas grand chose non plus, si on considère Sittin’ Pretty, de façon anecdotique et conjoncturelle, comme une façon pour Stephen et sa bande, d’échapper à un contexte anglais étouffant et de rattacher l’Ecosse à l’Amérique du nord (ce que Teenage Fanclub réussira brillamment avec ses deux premiers disques d’ailleurs) : interviewé par Grahame Bent à l’époque, Stephen dresse clairement le portrait de sa famille d’adoption et évoque Sonic Youth, Pussy Galore, Redd Kross, BALL, avant de se rapprocher d’Half Japanese (Jad Fair deviendra un compagnon du groupe) ou de Beat Happening. D’ailleurs, cet aspect ‘américain’ est appuyé par le jeu du guitariste des Pastels, Brian ‘Superstar’ Taylor, remarqué alors par John Robb : ami d’Alan Horne (le label Postcard), il est le plus âgé du groupe, et admire Lou Reed, Neil Young, Robbie Robertson ou Keith Richards. Il annonce dans son jeu le retour en grâce que ces grands – futurs – classiques, retrouvent durant les années 90 à travers des gens comme Jay Mascis (Holy Moly et Nothing To Be Done sont ponctués par de jolis solis sommaires que le chevelu en chef n’aurait pas reniés – et aurait sans doute étirés – dans son Bug), Stephen Malkmus (Ann Boleyn pourrait être une partition du Pavement de Slanted And Enchanted) ou Raymond McGinley de Teenage Fanclub (le solo de Baby You’re Just You). Il ne reste pas grand chose de Sittin’ Pretty, qui reste dans une zone d’ombre manifeste, sans le mériter vraiment : car, avec son aplomb, sa hargne, sa mise en son affutée, le disque vieillit finalement très bien. Les textes des chansons célèbrent des histoires d’amitié, égrènent des histoires d’amour, dressent le portrait de la petite troupe et de leur entourage à Glasgow (Holy Moly) ou dans sa périphérie déprimée (Ugly Town qu’essaient de fuir Bernice et Martin). La présence d’Eugene Kelly des Vaselines, et de David Keegan des Shop Assistants ajoute du mordant à cet air déjà bien affirmé de portrait de famille, en polaroïd, aux couleurs peu passées, un petit gang – fragile – en pleine possession de son fluide juvénile. En 1997, Stephen reviendra dans un court texte qui parodie les Bluffer’s guides (sorte de Que sais-je humoristique) sur ces années-là : le groupe avait de bonnes idées mais qui se sont perdues dans leur réalisation, il dégageait une belle vivacité, mais avec un côté amateur non intentionnel, et miné par des dissensions internes. C’est sans doute aussi que Stephen, en passionné de la chose rock, espérait tutoyer l’inventivité de ses voisins et amis, les frères Reid, et leur Psychocandy, voire, pourquoi pas, changer la donne de manière révolutionnaire comme My Bloody Valentine avec leur Isn’t Anything, contemporain à quelques mois près de Sittin’ Pretty. Malgré ses formes fuselées, et Stephen le savait, son disque n’avait pas la caractère pour rivaliser dans les livres d’histoire. Peut-être est-ce là ce léger désamour qui lie le groupe à l’histoire de Sittin’ Pretty, celui d’un retard, d’une rendez-vous manqué, de regrets. Même si le disque est régulièrement annoncé et programmé pour une réédition, on se demande s’il ressortira un jour et avec quel nouveau placement historiographique, quel nouveau storytelling. J’ai toujours hâte de le savoir, et peu importe si ça ne colle pas avec mon printemps 1989, qui lui est éternellement gravé et vivace dans mes souvenirs, grâce à Sittin’ Pretty. Mon grand disque des Pastels.
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