En musique, comme en matière de sentiments, l’évaluation prétendument objective du mérite est souvent très secondaire. Aussi bien n’essaierai-je pas ici de convaincre qui que ce soit que cette plantureuse réédition célébrant le vingt-troisième anniversaire du premier Lp de The Orange Peels – vingt-trois, franchement : même le choix de la date de commémoration ne fait pas très sérieux – doit permettre de réviser tous les palmarès convenus ou d’imposer la réhabilitation rétrospective d’un chef d’œuvre méconnu surgi comme par magie du purgatoire discographique de la fin du siècle dernier. Ni le recul des années, ni l’embaumement surdimensionné aujourd’hui conçu par le groupe ne sont susceptibles d’altérer ici le diagnostic initial : Square demeure un très bon disque de feel-good pop, cousin de ceux conçus à la même époque par Papas Fritas, une œuvrette solaire terriblement attachante du fait même de ses limites assumées. Après tout, pourquoi les mausolées et leurs dorures à l’or fin devraient-ils n’être réservés qu’aux seuls prétendants à la perfection canonique ? Trois disques, rien que ça ! L’intérêt principal tient sans doute ici à cette relecture qui transforme ce que l’on prenait autrefois pour un premier jet initial en un point d’aboutissement laborieusement atteint. La fraîcheur et la spontanéité peuvent donc faire l’objet d’un travail de mise en forme et c’est, en soi, tout à fait intéressant de le démontrer. L’album original remastérisé en vinyl est donc agrémenté de deux copieux CD contenant un lot de vingt-six démos et autres inédits et qui témoignent du long cheminement – parfois poussif, parfois fulgurant – d’Allen Clapp et de ses camarades tout au long des années 1990, de studio en studio, pour aboutir finalement à la version finale. Ajoutons qu’il faut prévoir une bonne quarantaine d’euros, port compris, pour se procurer le tout – un tarif réservé habituellement à la beauté incontestable et marmoréenne des Incontournables de Hors-Séries – cela peut paraître un peu excessif. Mais pour paraphraser Jean Rochefort alias le colonel Toulouse dans Le Grand Blond, « Non, c’est pas trop. C’est con, mais c’est pas trop. » Mal à l’aise dans son époque – celle du trip-hop envahissant et de la britpop déclinante, Square reste en effet un album profondément attachant, en dépit de ses imperfections ou même grâce à elle. Un de ces phares décalés dont les lueurs ne sont perceptibles que par certains et qui se révèle capable de souder de solides amitiés. Il en est peu et celle-ci est d’autant plus précieuse qu’elle dure toujours, un peu comme le groupe qui lui a servi de point de départ.
Flashback. Nous sommes au printemps 1998 – et cela ne nous rajeunit guère, admettons. Dans les locaux exigus d’une petite maison de disques parisienne, nous sommes les deux seuls à convoiter le même CD, enfoui dans les tréfonds d’une pile consacrée aux résidus des opérations souvent vaines de démarchage entreprises par des labels étrangers, en quête d’une distribution hexagonale. On y trouve beaucoup de merdouilles et aussi quelques trésors. Celui-ci en fait partie : le premier album d’un groupuscule californien parvenu jusqu’à ces locaux, si mes souvenirs sont exacts, par l’entremise d’un intermédiaire suédois. Toujours bon goût ces Scandinaves. The Orange Peels, Square. Même le logo du label, Minty Fresh, et la pochette, comme une habile parodie d’un vieux disque Blue Note, sont impeccables. Quant aux chansons, il y a si peu à dire et tant à aimer. Elles s’imposent avec l’évidence de leur fraîcheur primesautière : les mélodies accroche-cœur des Beatles, les guitares jangle des premiers Byrds passées au filtre de la génération C86, les maladresses assumées, sans complaisance superflue, de cette scène Indie américaine que nous aimons tant. Les références sont si évidentes et si nombreuses qu’elles nourrissent nos discussions animées des pauses déjeuners communes et des razzias dans les bacs à solde de la FNAC des Ternes, toutes ces premières balades où l’appréciation réciproque commence à grandir sur le terreau fécond des passions partagées. Ce disque, nous l’écoutons ensemble ou séparément, dans les rares moments où la stéréo de ces bureaux vaguement paysagers est accessible aux subalternes que nous demeurons : le matin, tôt ou bien pendant que les autres sont occupés, à l’étage du dessous, dans les réunions hebdomadaires auxquelles nous ne sommes pas toujours conviés. Il y est question de bilan et de stratégie et Square n’y a pas sa place. Bien sûr, nous savons lui et moi que toute tentative pour convaincre les autorités compétentes du bien fondé de notre enthousiasme unanime restera vouée à l’échec. Les commerciaux maison sont entièrement mobilisés pour promouvoir un disque de rap français de qualité douteuse – mais quelques passages sur Skyrock suffisent à garantir les quantités écoulées, c’est l’époque. Puis ils s’attacheront à lancer la carrière française d’un groupe de métaleux teutons pyromanes. The Orange Peels, personne n’en a rien à foutre. Sauf nous. Nous en rediscuterons sans doute tout à l’heure, mais il n’est pas impossible que nous ayons eu raison. C’est moi qui ai fini par embarquer le CD, et je l’ai toujours conservé. Comme je viens de commander la réédition – oui, quarante euros, c’est con… – je suis même prêt à en céder la garde alternée pour les deux décennies à venir.