Sept ans après Close To The Glass évoqué dans cette interview que nous avons choisi de vous proposer, The Notwist vient tout juste d’opérer un retour inespéré et particulièrement réussi avec son nouvel album, Vertigo Days. Un disque riche et intense, émaillé de nombreux guests (Juana Molina, Saya Ueno des Tenniscoats, Ben LaMar Gay et Angel Bat Dawid). Entre psyché, kraut et expérimental, Markus Acher évoquait déjà auprès de Matthieu Grunfeld les chemins inattendus empruntés par le groupe.
Il faudra bien s’y faire. En dépit de toutes les impatiences, attisées au passage par la luxueuse réédition du chef d’œuvre Neon Golden (2002), le quatuor allemand ne consent à sortir de son silence et de son antre bavaroise de Weilheim qu’au seul rythme imposé par les méandres de son inspiration. 6 ans déjà après la publication de The Devil, You + Me (2008), imprégné par d’ambitieux arrangements orchestraux venus se mêler aux scansions électroniques et aux structures organiques de morceaux, les frères Acher et Martin Gretschmann consentent enfin à nous faire partager le résultat de cette nouvelle séquence prolongée de délibérations expérimentales et de composition collective.
Quelques écoutes de Close To The Glass suffisent pour oublier les longueurs des délais et faire disparaître toute trace de ressentiment. Presque entièrement composé à 6 mains – c’est là une nouveauté majeure – ce septième album né d’une convivialité retrouvée parvient à entremêler les délices déjà connus dont The Notwist s’est fait depuis longtemps une spécialité – ces chansons à la fois évidentes et insaisissables dont les structures souvent classiques sont comme sapées de l’intérieur par le surgissement d’ornements incongrus – et l’attrait de l’inédit. De l’aveu même de Markus Acher, porte-parole pour une fois solitaire d’une formation pourtant plus cohérente que jamais, il semble en effet que les ingrédients autrefois mélangés avec un perfectionnisme presque maladif soient désormais présentés à l’auditeur de manière plus séparée, le rock d’un côté, l’electro de l’autre. Solidement convaincu des vertus de ce nouveau régime dissocié, on n’en demeure pas moins curieux d’interroger son concepteur sur ce mystérieux processus d’élaboration au long cours.
Six ans se sont écoulés entre Neon Golden (2002) et The Devil, You & Me (2008), tout autant entre ce dernier et Close To The Glass (2014) : est-ce que The Notwist a finalement trouvé son rythme de croisière ?
(Rires.) Oui, en quelque sorte. Nous ne nous sommes jamais posé la question explicitement mais cette lenteur apparente correspond sans doute à la fois à notre manière de vivre et de travailler. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais nos familles respectives se sont agrandies. Plusieurs enfants sont nés. Nous nous sommes consacrés aussi à d’autres projets et, de surcroît, nous avons une fois de plus pris pas mal de temps pour aboutir à un résultat qui nous semble satisfaisant.
Entre temps, vous avez également mené à bien plusieurs projets et notamment composé les bandes-son d’un film – Sturm (2009) de Hans-Christian Schmid – et d’une pièce radiophonique, Abschied Von Den Eltern (2013) de Peter Weiss.
C’est exact. Même si cela prend pas mal de temps, c’est toujours un exercice intéressant de travailler pour le cinéma ou le théâtre. Cela impose évidemment des contraintes assez restrictives puisqu’il faut trouver les sons ou les notes qui correspondent à l’atmosphère des œuvres présentées. Mais ça nous a aussi permis de travailler très librement sur les samples ou les séquences instrumentales sans avoir à nous préoccuper de savoir si cela pouvait aboutir à une chanson. Lineri par exemple, l’avant-dernier morceau instrumental du nouvel album, est né de manière plus ou moins indirecte de ces expériences. Nous avions en tous cas envie de les prolonger plus avant sous forme d’une séquence atmosphérique apaisante qui viendrait presque conclure Close To The Glass.
En 2010, Neon Golden a également fait l’objet d’une réédition qui a encore une fois renforcé son statut d’album majeur. Avez-vous été associé à ce projet et quel regard avez-vous aujourd’hui sur cet album que beaucoup considèrent encore comme votre chef d’œuvre ?
City Slang nous a bien sûr consultés mais nous n’avons pas été impliqués très directement dans ce travail de réédition qui concerne en priorité le label. Pour ma part, je ne l’ai pas réécouté depuis longtemps. C’est un peu bizarre parce que cet album était déjà notre cinquième : pour nous, il s’agissait donc d’une étape parmi d’autres, d’un pas en avant supplémentaire mais pas nécessairement différent des autres dans un parcours que nous avions entamé depuis longtemps. De surcroit, nous ne nous considérions pas non plus comme des artistes isolés ou extrêmement novateurs. Nous avions plutôt l’impression d’appartenir à une mouvance plus large de groupes comme Stereolab, Mouse On Mars, To Rococo Rot ou Tortoise qui essayaient déjà à leur manière de combiner l’électronique et les chansons pop indie. Nous avions donc pour ces raisons à percevoir les continuités plutôt que les ruptures. Je suis très heureux que cet album ait été apprécié mais, pour nous, il s’agissait d’un développement logique. C’est plutôt au moment de la sortie de The Devil, You And Me, 2008 que nous avons pris conscience de son importance en entendant des journalistes nous dire : “Oh, c’est l’album après Neon Golden. Il est moins réussi.” Au moins, cette fois-ci nous sommes débarrassés de cette corvée et nous sommes totalement libres.
Il paraît que vous avez changé votre manière de travailler et votre fonctionnement interne : peux-tu m’expliquer en quoi a consisté cette évolution ?
Auparavant, nous écrivions et nous travaillions séparément jusqu’à ce que les morceaux soient relativement avancés et nous essayions d’assembler nos différentes propositions dans un second temps. Cette fois-ci, nous avons tenté de prolonger la dynamique qui était la nôtre sur scène à la fin de la dernière tournée et nous avons donc favorisé au maximum l’écriture et l’improvisation collectives très en amont. Nous disposons depuis longtemps de cette grande pièce qui nous sert de local de répétition dans notre ville natale, à Weilheim, et c’est là que nous nous sommes réunis, Martin, Micha et moi, pour composer et travailler ensemble le plus souvent et le plus longtemps possible. Nous avions vraiment décidé de rester réunis dans le même lieu pour improviser des fragments de musique ou même, certains jours, pour lire des livres côte à côte et essayer de nous en inspirer pour écrire des textes de chansons. C’est un endroit un peu particulier parce que, contrairement au studio classique où la table de mixage est séparée du reste, il n’y a aucune cloison. Ce n’est sans doute pas très bon pour la qualité du son mais cela oblige toutes les personnes présentes à vivre en permanence au milieu de la musique, en immersion totale. Quand tu écoutes quelqu’un d’autre qui joue de la musique toute la journée, il y a toujours un moment où tu finis par saisir un instrument et par te joindre à lui. C’est à la fois épuisant et exaltant.
Quelles conséquences ce contexte a-t-il eu concrètement sur les chansons qui composent le nouvel album ?
Je pense que ça les a imprégnées de davantage de spontanéité et même de folie. Crois-moi, on finit par devenir un peu cinglé quand on écoute la même chose toute la journée. (Rires.) Mais, d’un autre côté, c’est aussi très amusant de retrouver quotidiennement le plaisir de jouer ensemble.
Par le passé, vous recherchiez souvent à mener de fronts plusieurs projets parallèle pour ne pas étouffer au sein de The Notwist. Est-ce que cette proximité plus poussée a engendré parfois des tensions entre vous ?
Non, pas vraiment. Je partage forcément une complicité intime avec mon frère et nous avons l’habitude de travailler ensemble. Martin aime avancer de manière plus autonome et s’isole parfois pour développer ses propres idées. Mais nous nous connaissons maintenant tous les trois depuis tellement longtemps que la communication est toujours très facile et très rapide. Dès que l’un d’entre nous a une suggestion à faire, les autres saisissent immédiatement où il veut en venir et prolonge son idée de manière presque intuitive. Il n’y pas besoin de discuter très longtemps. Nous savons également qu’il est parfois nécessaire de nous interrompre pendant quelques semaines parce que nous sommes épuisés et que nous n’arrivons plus à être efficaces. C’est aussi pour cette raison que l’enregistrement de l’album a duré aussi longtemps : au bout de quelques mois, je ne pouvais plus supporter d’entendre ces chansons et je pense que les autres non plus. Nous sommes partis prendre l’air chacun séparément et nous sommes revenus ensuite avec une énergie positive et de nouvelles idées. Dans ces moments-là, il devient aussi nécessaire de s’enrichir d’apports artistiques extérieurs et de reprendre conscience du fait que tout ne tourne pas autour de la musique et que, en cas de blocage, il y a aussi beaucoup d’influences positives à dénicher dans des livres, des films ou même des tableaux et des photos. J’aime bien m’imprégner de l’atmosphère des poèmes et des nouvelles de Raymond Carver, par exemple. Même si l’écriture d’une chanson est forcément différente, j’apprécie particulièrement la manière dont il parvient à restituer l’ensemble d’une histoire sans en dérouler l’intégralité, simplement en juxtaposant quelques uns des éléments du récit et en laissant le lecteur établir lui-même les liens entre ces fragments. Je me suis aussi intéressé au travail d’Anders Petersen, ce photographe suédois qui a dit vouloir recomposer à partir de ses portraits une sorte de puzzle de la vie. Cette idée m’a plu puisque je conçois souvent la succession des chansons comme une galerie de personnages différents les uns des autres. Tout ces artistes m’ont donc redonné de l’énergie et des perspectives différentes pour aborder certains morceaux sous un angle différent.
Sur The Devil, You And Me, l’apport des musiciens d’Andromeda Orchestra était très important. Même si l’on entend ça et là quelques instruments classiques sur Close To The Glass, il semble tout de même que vous avez voulu davantage explorer vos propres ressources, sans trop faire appel à l’aide extérieure.
Oui, c’est exact. L’idée de départ était vraiment de redécouvrir tout ce dont nous étions capables. Nous avons ponctuellement fait appel à un clarinettiste et même à un quatuor à cordes mais nous sommes restés extrêmement vigilants à ce que ces éléments ne viennent pas rompre l’équilibre du groupe et sa cohésion. Des chansons comme Kong ou 7 Hour Drive émanent à la fois de notre énergie sur scène et de lointains souvenirs des grands disques d’indie-rock des années 1990. Par exemple, nous avons beaucoup réécouté les albums de Stereolab au moment où nous enregistrions Kong. D’une certaine manière, nous avons suffisamment confiance en nous aujourd’hui pour ne plus avoir peur d’exposer ouvertement nos références. Peut-être que par le passé, nous aurions hésité à laisser en l’état ces parties de guitares très noisy parce que nous nous serions dit : “Non, ce n’est pas possible, ça ressemble trop à My Bloody Valentine.” Cette fois-ci, nous avons réagi de manière différente : “Oh, on dirait My Bloody Valentine : c’est cool ! ” (Rires.)
Les atmosphères musicales sont très différentes d’un morceau à l’autre, sans doute davantage que sur vos précédents albums. Les séquences répétitives et dominées par l’électronique succèdent à des chansons beaucoup plus classiques et indie-rock. Est-ce lié à ce nouvel état d’esprit ?
Oui et aussi au fait que, quelques mois après le début de l’enregistrement, nous avons senti comme un blocage, une impression d’être dans une impasse. Et puis nous avons enregistré Run, Run, Run, et cette chanson qui se compose de segments très différents mais qui tiennent finalement assez bien ensemble nous a redonné une impulsion décisive pour la suite. Nous avons alors décidé de concevoir l’ensemble de l’album comme un collage de différents fragments musicaux très contrastés ou comme un disque de hip-hop avec des échantillons sonores. De la même manière que des artistes de Rap ou de R&B utilisent les samples pour inventer un univers original, l’idée était vraiment de créer nos propres chansons en juxtaposant très explicitement des influences que nous revendiquons désormais sereinement. Jusqu’à présent, nous passions également beaucoup de temps à rechercher un juste équilibre entre les différents aspects de notre musique : le côté plus électronique, les mélodies, les éléments venus du rock. Sur l’album précédent, il s’agissait de faire fusionner tous ces éléments de manière harmonieuse. Pour Close To The Glass, nous avons soigneusement évité de réfléchir a priori à ces questions de dosage et d’équilibre. Au contraire, nous avons essayé d’accentuer les ruptures de style et les cassures entre les morceaux en élaborant le tracklisting final pour que l’auditeur puisse avoir l’impression de zapper d’une station de radio à une autre ou passer d’un personnage à un autre comme je le disais tout à l’heure.
Collage que l’on retrouve également sur la pochette.
C’est pour cette raison que nous avons fait appel à Brian Roettinger. Nous avions bien aimé l’illustration qu’il avait réalisée pour la pochette d’un album de No Age. Il pratique le collage d’une manière qui laisse à la fois transparaître l’influence du punk mais aussi de la scène électro des années 1980 et 1990, avec ces couleurs fluo très vives. Cela correspondait parfaitement à cette collision entre les références que nous étions entrain de rechercher en studio et, surtout, nous voulions une illustration qui ne laisse rien transparaître trop explicitement du contenu de la musique.
Dans ce contexte, certains morceaux comme Run, Run, Run ou Casino apparaissent comme des chansons dont la structure de base est extrêmement classique, presque folk.
J’ai toujours aimé les grands songwriters. Dès le début des années 1990, je me suis intéressé de très près à l’œuvre de Neil Young. Mais, depuis quelques temps, j’écoute davantage de bluesmen et de chanteurs folk plus anciens comme The Stanley Brothers pour étudier leur manière de composer. Leurs chansons sont à la fois très simples et très belles. Là encore, c’est surtout notre manière de les aborder qui a évolué. Autrefois, si nous avions eu entre les mains un morceau de ce genre, sa naïveté et sa pureté nous auraient sans doute dérangés et nous aurions essayé de le transformer en y intégrant des éléments différents comme des sonorités électroniques ou de la distorsion. Là, nous avons essayé de laisser ces folksongs intactes et de souligner leur pureté en les disposant simplement à la suite d’un titre très électronique ou très rock.
Cela t’oblige aussi à t’exposer davantage en tant que chanteur puisque, sur ces morceaux plus folk, ta voix est plus en avant et n’est plus couverte par aucun instrument ni aucun effet.
C’est sans doute que je me sens plus confiant aussi comme interprète. Pour Steppin In par exemple, je me suis beaucoup inspiré de certains disques de Neutral Milk Hotel et de la manière très particulière et très intense dont Jeff Mangum pose sa voix sur ces titres. Et si jamais je me sentais gêné au moment de commencer une prise, je me disais que je n’arriverai de toute façon jamais à me lâcher autant que lui et que, par comparaison, je resterai toujours trop pudique. (Sourire.)
Les textes de l’album sont globalement assez sombres. Est-ce une traduction d’un contexte personnel difficile ou une simple licence poétique.
Sans doute un peu des deux. Par nature, le drame est toujours plus intéressant dans une chanson. Il est évidemment impossible d’écrire à propos de sentiments ou d’événements qui sont radicalement étrangers. Mais à une exception près – Kong en l’occurrence, où je m’exprime vraiment à titre personnel – j’essaie toujours de transposer mes propres expériences en créant des personnages différents d’une chanson à une autre. Parfois, les textes naissent à partir du moment où j’imagine ces personnages dans une certaine situation, un peu comme la scène d’un film. D’autres sont rédigés tout simplement à partir de mots ou d’expressions qui me viennent à l’esprit et qui collent bien à la mélodie. Pour 7 Hour Drive, par exemple, j’avais cette expression, ces trois mots qui me trottaient dans la tête depuis un moment, sans que je sache vraiment pourquoi, et j’ai tout inventé ensuite en essayant de trouver une histoire qui puisse correspondre à un long trajet en voiture. J’ai procédé comme pour la musique, en laissant surgir les idées le plus spontanément possible sans aucun tri a priori, même si le sens n’était pas évident au départ.