C’est peu dire que si je l’ai découverte en été, la musique de Vini Reilly ne se savoure pleinement qu’à l’arrivée de l’automne, ses teintes de brou de noix s’accordant au mieux avec les premiers frimas. Et si l’exhumation de la chronique de cette réédition date de 2013, on ne saurait vous conseiller de scruter attentivement le vénérable travail de réédition qui entoure The Durutti Column, ces dernières années et lors des récents RSD notamment. Il y eut tout d’abord l’album inédit, Short Stories For Pauline (offert à qui de droit, évidemment) et depuis, les occurrences se font régulières. Vini Reilly et Obey The Time, tous deux parus à l’orée des années 90 ont eut droit à un traitement deluxe grâce à Factory Benelux. Plus rare encore, le plus récent Idiot Savants (2007) se voit orné d’un beau disque blanc chez Demon. Pour les complétistes les plus chevronnés, un superbe 45 tours clear vinyl Free From All The Chaos / Number Three portant la référence LOTTA003 se trouvera au prix de quelques efforts supplémentaires, avec une pochette cartographique revenant à l’essentiel, Salford > Manchester. Mais revenons plutôt à LC, datant de 1981.
Ce furent les derniers deniers du premier voyage outre Manche, quarante quatre livres sterling, une somme pour l’époque. Et pourtant, un quart de siècle plus tard, on n’a jamais regretté ne serait-ce qu’un instant l’investissement. L’objet, hermétique et presque laid, s’intitulait The First Four Albums et parmi ces quatre-là se trouvait celui qui devint rapidement notre favori, LC. LC pour Lotta Continua (en Italien), lutte continue, disque de deuil mais pas de renoncement. Vini Reilly y affine une grammaire minimaliste déjà énoncée sur The Return of The Durutti Column (1980), en s’exonérant, comme New Order à la même époque (1981), de la production de Martin Hannett qui, si elle avait pu servir de révélateur à nombres de ses idées l’avait trop souvent confiné dans une poche de glace. Un autre personnage d’importance, le batteur Bruce Mitchell (ex-Alberto Y Lost Trio Paranoias) arrive dans l’aventure et impose sa frappe lettrée, à la fois martiale et aérienne, libre et imagée, au fragile édifice. On découvre la musique de Vini Reilly avec quelques années de retard mais le choc, l’exotisme même, est immense. Si The Durutti Column garde une certaine raideur post punk, la joliesse de la chose est tout à fait unique, le contraste venant aussi du différentiel entre ce nom guerrier, faisant référence à un groupement anarchiste et antifasciste mené pendant la guerre civile espagnole par Buenaventura Durruti (ou Durutti) qui s’était fixé pour mission de mener de front la guerre et la révolution et une musique à la fois impressionniste et fragmentée, légère en apparence mais tremblante de tous ses membres.
Parmi ses contemporains, mis à part peut être les fabuleuses circonvolutions de Maurice Deebank au sein de Felt, on ne voit pas qui aura plus poétiquement réinventé la guitare dans une époque qui pourtant ne fut pas avare de grands stylistes, de John McGeoch (Siouxsie & The Banshees, Magazine) à Keith Levene (P.I.L) en passant par Robert Smith (The Cure, Siouxsie & The Banshees), Will Sergeant (Echo & The Bunnymen) ou encore Bernard Sumner (Joy Division / New Order). Mais Vini Reilly a ceci d’absolument unique qu’il place délibérément l’instrument comme le moteur de son art, le nerf central de son projet et ce, dans une épure toute relative. Trafiquant ses arpèges à l’aide de la sainte tétralogie reverb’ / delay / écho / flanger, dont le guitariste d’un groupe d’assureurs militants Irlandais dont le nom comme la musique, évoque à une lettre près la dernière tentative avortée du Troisième Reich afin de remporter, en pure perte, la seconde guerre mondiale, pompera sans vergogne sans en saisir un instant l’incontournable inquiétude, ni surtout la pudeur. Et si la vélocité se fait parfois audible, on reste tout de même, vu la mesure dont il est fait montre ici, à des années-lumière des concours d’alpinisme sur manche des cochons du Jazz Rock. C’est surtout le calme et la nuance, les nuances qui plus de trente ans plus tard sidèrent toujours autant ; le calme, la mesure, certes mais une très grande intranquilité cimente le tout.
Il faut dire que Vini Reilly est un exemple probant d’anti-pop star absolue, une présence fantomatique dans le Manchester de l’époque qui ne s’est pas encore remis de la disparition de son ami Ian Curtis, dont on dit qu’il fut l’une des dernières personnes avec laquelle il eut une conversation avant d’en finir. The Missing Boy, sommet du disque, lui sera d’ailleurs dédié, et l’on écoute toujours ce morceau, bien au-delà de cette possible élégie, avec les larmes aux yeux. Et s’il n’y avait que ce moment de grâce absolue sur LC, cela suffirait déjà à en faire l’un des meilleurs disques des années 80. Mais tout l’album est magnifique, de son introduction tendue Sketch For Dawn (1) à sa conclusion mélancolique au piano, The Sweat Cheat Gone en passant par des pièces plus légères (la mélodie entrainante et presque enfantine de Jacqueline, les strates enchanteresses de Messidor) ou franchement sublimes de tristesse (Sketch For Dawn (2), Never Known). Vini Reilly invente une forme de non-chant à la discrétion contagieuse, l’indécision faite voix et pourtant malgré l’effort que l’on ressent, on succombe à chaque fois à ces chansons fragiles mais étrangement confiantes. Elles sont, malgré leur effondrement, comme un soleil d’hiver, une brèche dans la dépression, et cette non-voix modeste et apeurée est juste un instrument supplémentaire dans cette musique faite de peu : une guitare, un piano, une batterie, quelques effets.
On y invente un printemps possible pour qui verrait dans l’élégance, la patience et la retenue une autre manière de faire bouger les lignes, une posture révolutionnaire pour l’époque. Quant à la descendance d’une telle œuvre, on en trouve bien sur des échos chez Cocteau Twins, dans la trilogie du silence mise en place par Talk Talk, puis Mark Hollis en solo, et de fait, dans la plupart des disques dits de post rock comprenant de la guitare, la liste étant trop longue à établir ici. L’objet est proposé sans ostentation dans un double boitier des plus sobre mais regorge de bonus: de nombreuses démos, le quarante-cinq tours Danny / Enigma paru à l’origine chez Sordide Sentimental, le maxi Deux Triangles et les morceaux tirés des compilations A Factory Quartet, From Brussels With Love et The Fruit Of The Original Sin sorties par Les Disques Du Crépuscule. Il n’a rien perdu de son infinie valeur, de sa puissance intimiste et porte toujours, comme le martyr Durutti avant sa mort violente, « un monde nouveau dans son cœur ».
Diable, quelle belle chronique, c’est tellement rare de voir des posts musicaux bien écrits ! Et quel album merveilleux…