The Delines, Mr. Luck & Ms. Doom (El Cortez / Decor)

the delinesIl est rare de demeurer, dix ans après la première rencontre, sous le coup d’une surprise dont l’intensité semble presque croître à chaque occurrence. Plus forte, même, à chaque rendez-vous. A l’étonnement initial – celui de tomber amoureux des Delines alors même que j’étais resté globalement imperméable aux charmes rustiques mais un peu balourds de Richmond Fontaine, le premier groupe de Willy Vlautin dont les magazines musicaux britanniques pour adultes s’étaient entichés au milieu des années 2000 – se sont ajoutés les chocs successifs éprouvés à la découverte de trois albums publiés entre 2014 et 2022 puis celui d’un concert parisien, il y a un peu plus de deux ans, passé à essorer tant bien que mal les pleurs surgissant aux moindres inflexions tragiques de la voix d’Amy Boone. Je ne parle pas de ces traces d’humidité sporadiques qui s’égrènent discrètement au coin de la paupière et que l’on associe la plupart du temps à l’expression galvaudée selon laquelle on peut être « ému jusqu’aux larmes ». J’ai vraiment chialé ma race comme jamais pendant une bonne quarantaine de minutes en écoutant The Delines jouer sur scène – sanglots, morve qui coule et kleenex inclus. Bouleversé par la beauté et la tristesse immenses des séquences de vie mises en mots et en musique par Willy Vlautin – et Cory Gray pour les arrangements – puis confiées aux soins bienveillants et attentifs de l’interprétation d’Amy Boone. Le quatrième album du groupe ne diffère pas, formellement, des trois précédents : même enracinement assumé dans les traditions américaines – la soul, beaucoup ; la country un peu – pour dépeindre sans pathos le désarroi de personnages en errance – souvent des femmes – et saisir à vif les maxi-désastres de leurs mini-existences. Et il provoque pourtant, dès la première écoute, une commotion de même ampleur.

The Delines
The Delines / Photo : DR

Une fois encore, Vlautin semble être parvenu à articuler l’écriture romanesque – à laquelle il consacre une bonne moitié de son temps de création – et celle des chansons, tout en se pliant aux exigences spécifiques du format court. Le titre de l’album – Mr. Luck & Mrs. Doom – fait ainsi référence à sa dernière œuvre littéraire en date – The Horse (2024) – dont le personnage principal, un ex-musicien nommé Al Ward retiré hors du monde dans une mine désaffectée du Nevada, se remémore au fil des pages quelques-uns des titres des morceaux autrefois composés par lui – et qui se retrouvent donc, en bon nombre, sur ce nouveau disque des Delines – ainsi que les circonstances qui les lui ont inspirés.  Dans la vraie vie, il semble que la chanson qui donne son titre à l’album ait été créée à la demande pressante de Boone, qui réclamait à son partenaire une histoire d’amour un tantinet plus guillerette qu’à l’accoutumée et dans laquelle aucun des personnages ne meurt avant la fin du dernier refrain. D’où cette romance entre un ex-taulard – particulièrement malchanceux d’avoir été condamné à quatre ans fermes alors que son casier était vierge, d’où son surnom ironique – et une femme de ménage dépressive, dont l’issue apparaît, de fait, exceptionnellement moins malheureuse.

Habituellement rompu aux exercices d’écritures de longue durée avec lesquels il se plaît donc à ériger quelques ponts, Vlautin sait cependant renoncer, lorsqu’il passe au songwriting, à toute tentation de bavardage ou de d’explicitation verbeuse. A vrai dire, on connaît peu d’auteurs capables de concevoir des récits aussi denses, peuplés de personnages aussi précisément croqués, avec une telle parcimonie dans l’usage des mots et des notes. Le décor, la trame d’une brève séquence de vie et les personnages qui les habitent sont ainsi dépeints en quelques vers. L’avant et l’après – ce qui les a conduits là et ce qu’il adviendra ensuite – sont passés sous silence. Et cela suffit à conférer une puissance dramatique considérable aux bribes de vie saisies sur le vif. Qu’il s’agisse d’un couple à la dérive dont la passion amoureuse se heurte aux addictions (Her Ponyboy), d’une femme qui contemple depuis le trottoir où elle est assise le brasier qui détruit sa maison et dont on devine sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter qu’il se transforme au fil des couplets en métaphore des relations amoureuses (Sitting On The Curb) ou encore d’une autre d’une dealeuse fraîchement sortie de prison et qui, condamnée de fait à survivre d’expédients misérables dans un état où la marijuana est désormais légalisées, n’a d’autre victoire à espérer que celle qui consiste à attraper son bus en temps et en heure (Don’t Miss Your Bus Lorraine).

Cette sobriété admirable de l’écriture – l’admiration de Vlautin pour Raymond Carver n’a jamais été aussi perceptible – se prolonge parfaitement dans les interprétations de Boone qui, sans le moindre effet vocal ostentatoire ou superflu, laisse surgir juste ce qu’il faut d’émotion au détour d’une intonation plus appuyée ou au coin des fêlures d’une voix qui a – cela s’entend – beaucoup vécu. Dans les fluctuations pertinentes des arrangements qui alternent entre séquences cuivrées dignes des productions de Willie Mitchell pour Hi Records« That’s how you break a broken heart » entend-on ainsi sur Left Hook Like Frazier, comme un clin d’œil poché à Al Green et modération minimaliste, comme pour mieux laisser respirer les histoires et leur interprète. Sur There’s Nothing Down The Highway  – peut-être l’un des titres à la fois les plus dépouillés et les plus intenses – quelques touches de piano martelées en boucles suffisent ainsi à sublimer les confessions d’un énième personnage féminin, tiraillée dans sa rêverie entre les corvées quotidiennes et ses aspirations déçues à un imaginaire ensoleillé. Bien d’autres albums, d’autres surprises, viendront certainement cette année. Mais il est peu vraisemblable qu’on puisse en entendre de plus beaux.


Mr. Luck & Ms. Doom par The Delines est sorti chez El Cortez / Decor

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *