2024 commence à peine et c’est déjà l’heure du bilan des bilans. A peine achevé l’exercice rituel des palmarès de fin d’année, les doutes et les regrets affluent inéluctablement. On en revient à tous ces albums que l’on n’a mal écoutés ou pas assez, ceux qui ont mis un peu plus de temps que les autres à parvenir jusqu’au cœur parce qu’ils ont débarqué tardivement – fin octobre pour celui-ci – et qu’ils réclament davantage d’attention pour que leur importance cruciale finisse par s’imposer clairement. Un brasier à combustion lente, donc. Mais, après tout, The American Analog Set n’a jamais brillé par son aisance dans les sprints. Même au cours de sa première vie, celle qui s’était achevée en 2005 et dont les souvenirs avaient fini ensevelis sous l’indifférence.
Les disques des Texans ont fait partie, pendant ces dix-huit années d’absence de ceux que l’on réécoute rarement mais qui n’ont jamais quitté les étagères encombrées – c’est déjà un bon signe. Des vestiges pas tout à fait oubliés d’un ensemble générique un peu daté, qui les englobe et les dépasse. Les étiquettes valent ce qu’elles valent – pas grand-chose en l’occurrence – et on parlait de slowcore pour baptiser parfois ce courant hétéroclite de l’indie-rock américain né, au milieu des années 1990 dans le sillage sombre de Spiderland et de quelques autres – Yo La Tengo notamment. Pendant leur décennie d’activité discographique, Andrew Kenny et ses camarades ont ainsi souffert des comparaisons inévitables avec tous ceux dont les fulgurances ont saisi à chaud les esprits de manière plus marquante : Bedhead, Windsor For The Derby, I Love You But I’ve Chosen Darkness… on en passe et sans doute pas tellement de meilleurs. Alors que Numero Group s’apprête à rééditer dans quelques semaines les trois premiers jalons de cette œuvre plus négligée que négligeable – un luxueux coffret intitulé New Drifters est annoncé pour le 9 février – le temps va venir bientôt de réviser tous les jugements hâtifs ou injustes. En attendant, For Forever se suffit amplement à lui-même.
C’est une évidence immédiate : cet album n’existe que pour les seules raisons qui vaillent véritablement. Non pas pour servir de prétexte aux commémorations prochaines, encore moins pour tenter de capitaliser les dividendes d’une petite réputation dignement taillée à cheval sur les deux millénaires – aucune tournée n’est même prévue à ce jour pour en assurer la promotion. Fruit d’un long processus initié en 2015, For Forever n’apparaît d’emblée que comme ce qu’il est : le résultat à demi accidentel des retrouvailles entre de vieux camarades qui s’amusent à rejouer ensemble et s’aperçoivent au passage que le plaisir qu’ils y éprouvent mérite d’être partagé. Qu’ils ont d’autres choses à dire, ou peut-être les mêmes, un peu différemment. Car contrairement à ce que laissent augurer tous les théorèmes de l’entropie musicale, aucune corrélation n’est ici décelable entre l’avancée de l’âge et le déclin de l’énergie créative.
Bien au contraire, ces onze nouveaux morceaux sont sans doute à ranger parmi les plus intenses, les plus audacieux et les plus violents jamais enregistrés par le groupe. Formellement, The American Analog Set semble avoir choisi d’évoluer sur le terrain qui lui était autrefois le plus familier. Un cliquetis, un vrombissement, un motif de guitare ou, plus rarement, de piano électrique décliné en boucles : la répétition de ces composants élémentaires finit par créer sa propre dynamique, sans forcer le crescendo ni les effets de style. Les chansons émergent ainsi de ce magma mélancolique, chacune à son rythme – jusqu’à onze minutes pour le morceau titre. Les pulsations battent et s’entremêlent, maintenues à pleine intensité jusqu’à expiration. Quelques minutes d’imprégnation suffisent à s’en convaincre : il n’est même plus question de savoir ici si cette musique a « bien vieilli », comme on le dit souvent des œuvres qui resurgissent des limbes et dont on apprécie la redécouverte. Keeny et les autres ont vieilli et cela leur va bien. Les tonalités obscures et parfois violentes – Screaming For Vengeance emprunte au passage son titre à un vieux morceau de Judas Priest et ce n’est évidemment pas un hasard – de leurs compositions musicales s’accordent parfaitement avec l’évocation poétique de ces bouleversements intimes qui s’accumulent avec les années. Il y est ainsi souvent question de fantômes – présents ou absents, sans doute un peu des deux à la fois, comme tous les morts mal enterrés. Alors que les spectres viennent le hanter, Keeny préfère en reconnaître sereinement la présence plutôt que de les chasser. C’est la meilleure manière de s’en protéger. Et la seule qui demeure compatible avec cette véritable renaissance aussi touchante qu’inattendue.
Entièrement d’accord. Et comme tout bon disque, il ne faut pas s’arrêter à la première écoute : un parfait slow burner. Sinon, autre groupe discret (en tout cas médiatiquement par chez nous sauf billet manqué au 26…) à écouter très sûrement : Frog avec son Grog paru en novembre dernier.
Formidable découverte, merci…
L’album n’est disponible qu’en format numérique ? Pas de CD, vinyle déjà épuisé ?
Oui, on dirait. Peut-être qu’il sera repressé à l’occasion des sorties chez Numero Group, sinon, il faudra compter sur Discogs ou la chance d’en trouver un chez un disquaire…