On a beau vivre plusieurs vies, elles ne sont pas imperméables… Il n’y a pas d’étanchéité absolue – encore moins aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années. Encore moins lorsque la musique y occupe à chaque fois une place de choix. Pour beaucoup de gens qui ont vécu de l’intérieur les années charnières 1990 – 2000 – n’y voir aucun mérite, au delà du privilège de l’âge et de la date de naissance (le lieu peut aussi avoir son importance) –, l’événement qui s’est tenu ce mercredi 17 juillet sur le toit du Terminal 1 pour fêter les cinquante ans de l’aéroport de Roissy était une sorte d’aboutissement – comme un rêve devenu réalité, et encore, fallait-il déjà avoir fait rêve aussi grand.
Ce rêve, il était comme comme une fête organisée par Gatsby, comme le point d’exclamation finale d’aventures liées entre elles par un paquet de dénominateurs communs – et dans le désordre le plus absolu il est alors question de ville, de lycée, de cour intérieure, d’appétences, de passions, d’envies, de plans sur la comètes, d’alignements de planètes aussi… Mais je crois qu’il a surtout été pour une autre génération – et les écarts d’âge entre les heureux spectateurs présents ce soir-là étaient plutôt rassurants – comme une épiphanie, un moment magique (vous l’avez ?) comme on n’en vit peut-être pas deux fois – dans une vie de mélomane en tout cas. Car ici, tout faisait sens et tout était à sa juste place : l’écrin parfait et son agencement à la hauteur des ambitions – comme un clin d’œil aux envies de hautes altitudes qu’Air a nourries à la sortie du désormais légendaire Moon Safari –, les pensées pour Brian Eno et son Music For Airports (et pour ses Stratégies Obliques qui ont nourri plusieurs des musiciens réunis ici), les passerelles entre les différents acteurs et leur passé versaillais, leurs différents groupes, leur amitié –, les passerelles entre les acteurs présents sur les scènes mais aussi dans les gradins VIP, comme Pierre-Michel Levallois, cofondateur du label Solid, la structure artisanale – dans le sens le plus noble du terme – qui a permis au patron de devenir fou, ou Marc Teissier Du Cros, directeur artistique chez Virgin quand tout a commencé avant de fonder avec succès le label Record Makers. Un Marc Teissier du Cros qui avait su parfaitement évoquer quelques heures avant l’embarquement dans un joli post Instagram tout ce que cet événement pouvait signifier pour lui, pour eux. Et oui, pour certains d’entre nous aussi — beaucoup d’affect, de fous rires, de paris jugés insensés et de subjectivité assumée à défaut d’être raisonnée et qui pourtant, pour une fois, nous aura donné raison. Mais aucune trace de nostalgie.
Aucune nostalgie, vraiment, mais dans le RER B et la navette qui conduisent à bon port (d’embarquement), ce sont les souvenirs qui affluent, forcément plus que de raison. C’est le voyage en voiture avec le susnommé Marc et Éric P. pour se rendre dans le studio de Saint-Nom-La-Bretèche pour retrouver Jean-Benoit Dunckel et Nicolas Godin alors qu’ils achèvent Moon Safari, mais même avant cela, c’est l’anniversaire au 10bis de l’Allée des Gardes Royales, le concert au Centre 8 en mai 1989, le tremplin de Levallois-Perret, la photo dans les Inrocks d’avant mais déjà hebdo où je m’exclame : “Mais je les connais !”, le concert de Phoenix à Porchefontaine à l’automne 1997, puis à Nantes et à Majorque (le même soir que les Strokes), la couve, les couves et le reste… Je ne sais plus depuis combien de temps je n’ai pas vu Air sur scène mais sans doute depuis bien trop longtemps. Jamais en tout cas dans le soleil déclinant et avec la vue d’avions qui décollent, harmonie parfaite avec cette musique comme en apesanteur, en particulier le temps de La Femme D’Argent, dont le corps invisible et parfait (les rêves, encore) flotte au dessus du public. Tout de blanc immaculé vêtu, accompagné désormais par le seul batteur Louis Delorme, Air joue avec une perfection clinique et enchaine les deux hits de son premier album, Sexy Boy et Kelly Watch The Stars – qu’on ne distingue pas encore. Le temps d’un set raccourci, le tandem revient sur quelques autres des moments qu’il considère importants de sa discographie, à commencer par Cherry Blossom Girl, une chanson promise à la jeunesse éternelle – comme un Diabolo Menthe du XXIe siècle. Mais ce qui restera dans les esprits des deux mille et quelque présents ce soir-là, ce sont sans doute les trois coups qui lancent Playground Love, le single écrit pour le Virgin Suicides de Sofia Coppola, et accompagnés par l’arrivée sur scène de Thomas Mars – alias Gordon Tracks à l’époque –, interprète nonchalant de cet hymne aux amours adolescentes et aux premières fois qui est comme parfait dans la douceur de ce crépuscule estival.
C’est (encore) Marc Teissier du Cros qui l’a rappelé : malgré les amitiés et les collaborations – Phoenix en backing-band de Air sur les plateaux de Canal Plus ou de Later With Jools Holland, c’était vraiment quelque chose –, ce n’est que la troisième fois au cours de leurs parcours rocambolesques que les deux groupes se retrouvent à une même affiche – la première, c’était à l’édition 2004 du festival breton La Route du Rock, la seconde avait été gâchée par une pluie battante alors que rejointes, déjà, par Étienne de Crécy, les deux formations avaient investi le fameux bassin de Neptune dans le Parc du Château de Versailles un soir de juin 2007.
Après le set de de Crécy constitué de ses propres compos et délivré derrière les platines un sourire toujours aux lèvres, Phoenix a pris la scène circulaire comme on part à l’assaut. Depuis quelque temps, et je le répète à l’envi, j’envie presque les gens qui vont assister à leur premier concert du groupe. Car plus qu’un concert, ça a toujours été comme une expérience, une expérience même pas liée aux visuels magnifiques qui accompagnent désormais les tournées du quatuor – sexette pour la scène, avec Rob, l’allié aux claviers de la première heure, et le batteur acrobatique Thomas Hedlund – mais liée à la promesse d’une douce euphorie, de celle qui efface tout – l’âge, les soucis, les regrets, les questions.
Comme ils l’avaient annoncé dès la sortie de leur premier album, ces quatre amis sont unis pour la vie, une union qui fait encore plus sens ce soir, un soir où ils jouent en rangs serrés comme si leur vie en dépendait. Le temps d’un set classique — Lisztomania en ouverture et Identical en fermeture, avec bain de foule pour Thomas Mars à l’appui –, Phoenix revisite la plupart de ses sept albums, rappelle à quel point Too Young reste une pop song fabuleuse ou que le récent Alpha Zulu est l’un des singles le plus abouti d’un groupe qui s’y connait en la matière – le précurseur If I’ve Ever Feel Better en guise de mètre-étalon. Winter Solstice incarne la mélancolie dans ce qu’elle a de plus enivrante et 1901 est d’une perfection atemporelle. Et c’est bien là le talent le plus fou du groupe : imaginer un univers sur lequel le temps n’a pas d’emprise – ni pour lui, ni pour son public. Et alors qu’Alan Braxe et Benjamin Diamond imaginent le générique de fin d’une soirée dont on ne sait trop si on l’a rêvée ou pas, il faut se résoudre à l’évidence : sur le toit du Terminal 1, j’ai revu Phoenix sur scène comme si c’était la première fois, de ces premières fois qu’on n’oubliera pas. Et c’est une expérience grisante. Absolument enivrante. Une expérience que je souhaite même à mes pires ennemis.
Phoenix / Photo : Philippe Lévy
Merci pour ce partage
Superbe retransmission du live grâce à La Blobothèque ( on se console comme on peut)
Magnifiques visuels de Pierre Claude qui accompagne Air & Phoenix
La Blogothèque