Premiers souvenirs partagés. Ils remontent au tout début des années 1980 : l’un est sur scène, l’autre l’écoute. Cathal Coughlan est le chanteur de Microdisney ; Garret Jacknife Lee n’est encore qu’un adolescent dans le public et c’est son premier concert. Ils échangent quelques mots, sans doute des encouragements adressés par l’aîné à son cadet admiratif. En tous cas, ils portent rapidement leurs fruits : le second étrenne même ses galons de musicien tâtonnant en se produisant en lever de rideau du groupe du premier à Cork. Deux brèves rencontres comme autant de signes précurseurs d’un destin commun, et puis plus rien pendant plus de trois décennies. Deux histoires parallèles, divergentes même. Coughlan construit son œuvre majeure dans des marges musicales de plus en plus confidentielles ; Jacknife Lee, après le bref épisode néo-punk de Compulsion, devient un producteur à succès, au cœur de l’industrie musicale, pour R.E.M., U2, Taylor Swift et bien d’autres. Qu’ont-ils pu conserver de commun ? D’abord une amitié partagée avec Luke Haines qui est à l’origine, en 2019, de ces retrouvailles inattendues.
Et puis des références musicales, et plus largement culturelles, qui nourrissent leurs échanges créatifs à distance. Des chansons naissent ainsi, entre Londres et Los Angeles, dans une période propice aux collaborations virtuelles – il y aura sans doute une histoire à écrire des conséquences de la pandémie COVID sur les pratiques d’enregistrement – et même un duo. Telefís donc – Television en gaélique – comme un clin d’œil à Tom Verlaine et à leurs inspirations de jeunesse. Et surtout une allusion aux images qui ont baigné leur enfance irlandaise, entre les années 1960 et 1970. Ce sont ces fragments de mémoire qui constituent la matière première de A hAon. Un exercice, selon les propres termes de ses auteurs, de « nostalgie corrosive » et qu’ils qualifient stylistiquement comme une forme d’« électropop théocratique en provenance de la diaspora irlandaise ». Coughlan écrit et chante ; Jacknife Lee se charge de la composition et des arrangements. A quatre mains, ils assemblent, sur fond de beats archaïques et de musique industrielle, leurs bribes de souvenirs et finissent par recomposer le tableau d’un pays et d’une époque coincés entre les aspirations à la modernité et les tentations du traditionalisme.
A hÁon n’est pas simplement un album concept. Plutôt un album monde. Clôt, cohérent, prenant, passionnant, pas toujours très engageant, mais dont la contemplation attentive finit par captiver, que l’on partage ou non – non pour ce qui me concerne – l’intégralité des références parfois pointues aux conventions culturelles de l’univers télévisuel qui en constitue la trame. L’évocation du passé – lucide, sans complaisance ni dénonciation ouvertement vindicative – procède ici des collages, sonores et visuels. L’écriture fragmentée de Coughlan juxtapose ainsi les éléments extrêmement contrastés et qui soulignent à la fois l’omniprésence pesante des archaïsmes religieux – la cloche qui résonne tout au long de The Imperial Angelus , la figure comico-déviante d’un archevêque découvrant les plaisirs de la performance médicalisée sur Archbishop BeardMouth At The Chem-Olympics – et l’émergence, dans le même espace-temps, de touches contemporaines contradictoires – The Symphonies Of Danny La Rue, en hommage à cette figure locale du travestissement télévisé. De sa fréquentation de l’univers brechtien au cours des années 2010, Coughlan semble avoir retiré une forme de simplicité, dépourvue d’effets lyriques, qui lui permet de conserver une forme de neutralité bienvenue qui accentue encore la puissance évocatrice des images qui défilent. Tour à tour il chante ou déclame, en fonction des voix qu’il incarne. C’est ainsi qu’il parvient à atteindre une grande justesse de ton dans des registres instrumentaux très hétérogènes : le funk froid de We Need, la pop réfrigérée de Stampede qui semble tout droit extraite du Violator de Depeche Mode (1990) et, bien sûr, les ballades synthétiques plus épurées et plus immédiatement séduisantes – Falun Gong Dancer et surtout Picadors où il parcourt les rues de Dublin avec les intonations majestueuses d’un baryton digne de Scott Walker. Entre hommage et satire, A hÁon apparaît donc comme le prolongement inattendu – le deuxième en moins d’un an après une décennie de silence discographique – et bienvenu de l’œuvre majeure et toujours exigeante d’un artiste très précieux.