Sumday Bloody Sumday

Pour la réédition de Sumday (2003) agrémentée de démos et de raretés, quelques propos d’époque de Jason Lytle et Jim Fairchild aka Grandaddy.

Grandaddy
Grandaddy

Dans la période la plus faste de la discographie de Grandaddy – celle qui a constitué une partie importante de la bande-son du passage au nouveau millénaire – Sumday (2003) occupe une place particulière. Celle d’un troisième album nécessairement plus attendu que ses prédécesseurs avec ce que cela comporte, à chaud, d’impatiences récompensées, d’attentes déjouées et de comparaisons décéptives avec les premiers chocs dont l’intensité ne saurait être égalée. Entièrement confectionné dans le studio de Jason Lytle, le successeur parfois mal aimé de The Sophtware Slump (2000) demeure pourtant, vingt ans après sa sortie, presque aussi essentiel. Un peu plus enjoué, un peu moins audacieux mais tout aussi poignant dans ses tentatives les plus abouties pour entremêler les émotions des humains et les sons des machines. Aujourd’hui réédité dans un luxueux format qui ajoute à la version remasterisée de l’œuvre originelle une série de démos et de raretés – Sumday Twunny (Dangerbird), il mérite sans doute mieux qu’un verdict expéditif, comme l’expliquaient eux-mêmes Jason Lytle et Jim Fairchild, attablés en terrasse quelque part en bas de la rue Lepic.


On avait quitté Grandaddy il y a trois ans, admiratif devant The Sophtware Slump, album majeur et ambitieux venu clore à la perfection le millénaire passé. Après une période de trouble, le groupe refait surface pour la sortie de Sumday, à la fois son disque le plus accessible et le plus intime. Pour la première fois peut-être, Jason Lytle semble accepter de dévoiler son vrai visage. Ou de mettre bas les barbes, en quelque sorte.

Jason Lytle et Jim Fairchild manifestent une certaine anxiété. Pour qui a déjà observé ces signes de nervosité, il s’agit bien d’une évidence : ils sont en manque. À peine débarqués à Paris pour leur marathon promotionnel, ils interrogent, l’œil inquiet, les journalistes qu’ils croisent. Peu au fait des réseaux d’approvisionnement alternatifs de la capitale, ils sont pourtant déjà en quête de leur prochaine dose… d’Aloe Vera. “Tu crois qu’ils en vendent à côté d’ici ? Ma bouteille est presque vide. Tu ne pourrais pas me donner l’adresse d’un supermarché bio ?” Après tout, on a les dealers qu’on mérite. Et si Grandaddy est passé maître dans l’élaboration d’objets sonores aussi inspirés que biscornus, ce n’est donc pas à l’usage des substances psychotropes classiques qu’il le doit. Et pourtant, le début de la conservation suit un tour qui achève de nous dérouter : “Ton micro ressemble à un oiseau”, s’extasie le guitariste. “Hier, on a fait une interview avec un lapin et cet après-midi, on a eu droit à Mickey Mouse. Un gros nez et deux grandes oreilles. Tous les micros sont différents”. À se demander ce qu’ils mettent dans les flacons dudit breuvage…

À relire les interviews réalisées par Grandaddy lors de la sortie de The Sophtware Slump, on s’était forgé de Jason Lytle et de ses camarades une image un peu cauchemardesque d’ours à la pilosité fameuse, réticents à livrer au journaliste inquisiteur les clefs de leur œuvre, de trappeurs en chemise à carreaux préférant le mutisme et la réserve à la confession. Erreur. Si l’on accepte de surmonter l’impression indéfinissable laissée par cette entrée en matière un peu bizarre, Jason et Jim n’ont rien des autistes attendus. Ils sont même disposés à s’étendre sur les sujets les plus divers, et notamment ceux qui touchent de près ou de loin à la nature et à l’écologie. La préoccupation du groupe pour ces enjeux n’est pas nouvelle. L’originalité, pour cette fois, tient au fait que les principaux intéressés ne se limitent plus aux paroles et inventent avec le programme Future Forests une nouvelle forme de militantisme musical. En effet, un pourcentage non négligeable des bénéfices éditoriaux engrangés par Grandaddy sous forme de royautés est reversé au bénéfice d’une association qui se charge de replanter autant d’arbres qu’il en est détruit pour imprimer les livrets du nouvel album. “En fait, c’est Stephen King qui a eu l’idée le premier, pour compenser les dégâts causés par l’impression de ses best-sellers. C’est une petite action très facile à mettre en place et qui nous a semblé positive”, explique le chanteur barbu et jamais barbant. “Plus largement, je pense que les gens perdent de plus en plus leur capacité d’émerveillement face à la nature. Même moi, j’ai eu l’impression de perdre un peu pied au moment de la dernière tournée. Quelques semaines après notre dernier concert, je me suis assis devant une petite cascade et je me suis retrouvé complètement fasciné. Enfin ! De l’eau véritable qui ne sortait pas d’un pommeau de douche ou d’un robinet mal serré dans un hôtel allemand !” Il est également rassurant de constater que, si Grandaddy a conservé toutes ses facultés enfantines d’émerveillement, il n’en est pas moins capable d’exercer un esprit critique avec une virulence bienvenue. Et sans être rigoureusement végétarien, il ne semble pas faire partie des clients réguliers de la “busherie”. “Dans le contexte actuel, les préoccupations écologiques passent complètement au second plan. L’administration Bush est vraiment la pire que notre pays ait connue. C’est très frustrant pour une grande majorité de gens qui ne souhaitaient pas que ces types accèdent au pouvoir. Depuis vingt ou trente ans, le niveau intellectuel des hommes politiques américains ne cesse de s’effondrer. Les personnes intelligentes sont parties faire autre chose, et il ne reste plus qu’une bande de clowns violents et belliqueux. Et tout le monde reste assis pendant qu’ils font leur show. Ce qui est terrifiant, c’est que je pense vraiment que la plupart des gens partagent notre point de vue. Le problème, c’est que quand un pays est en guerre, si on ne soutient pas toutes les décisions prises par le gouvernement, on passe automatiquement pour un traître. Enfin, j’espère juste que Bush et sa bande ne détruiront pas le monde de manière irréversible”.

Il ne faudrait pas se leurrer, à la lecture de ces déclarations de politique générale, sur la teneur exacte de Sumday. Il s’agit, en dépit des apparences, de l’album le plus ouvertement intime et personnel composé par Lytle. Alors que son remarquable prédécesseur, The Sophtware Slump, avait été explicitement conçu comme une méditation musicale sur la condition de l’homme moderne au tournant du millénaire, ce nouveau disque aborde de façon frontale les tourments intérieurs de ses auteurs. Et à bien écouter des chansons comme The Go In The Go-For-It ou Ok With My Decay, Grandaddy ne semble pas avoir particulièrement bien vécu la période qui a suivi la sortie de son précédent opus. Lytle y évoque pêle-mêle la pression ressentie à l’approche du succès, une prise de conscience douloureuse des réalités de l’industrie musicale et les difficultés éprouvées face à une réussite tombée du ciel. “Bien sûr que ce succès était inattendu. Je n’ai jamais rêvé d’être dans un groupe de rock quand j’étais jeune. ça s’est produit un peu par hasard. Et, à chaque étape, c’est une découverte. Personne ne peut t’apprendre à faire face. Il n’y a pas de manuel pour t’expliquer ce qu’il faut faire dans ce milieu. Si on commence jeune, qu’on est une rock star pendant toute sa vie, qu’on a fait l’école des rock stars, peut-être qu’on est mieux préparé. Nous, nous ne l’avons jamais fréquenté, et aucun des membres du groupe n’est narcissique au point de bien gérer cette merde. On continuait à faire la même chose que ce qu’on faisait depuis des années mais, tout à coup, plein de gens se sont intéressés à nous. À la fin de la tournée, on était tous tellement affectés qu’on se regardait et l’on avait l’impression de revenir de la guerre. À titre personnel, j’ai vraiment souffert de cette pression. J’ai fini par avoir une vision très négative du milieu dans lequel on évoluait. J’avais besoin de retrouver un état d’esprit plus serein, de pouvoir à nouveau considérer la musique comme quelque chose de pur. Pendant un bon moment, j’ai même pensé que je n’aurais plus jamais envie de faire un autre album. Et puis, avec le temps, les choses se sont tassées”.

En convalescence à domicile, Lytle et ses camarades pansent leurs plaies. Une fois de plus, c’est dans sa Californie natale, dans cette ville si bien nommée de Modesto, que Grandaddy a décidé de peaufiner ses nouvelles chansons. “J’ai décidé de travailler sur chaque morceau jusqu’à ce que je sois persuadé qu’il soit terminé. Je n’avais pas ce sentiment d’accomplissement, d’achèvement sur les disques précédents, mais ça ne me dérangeait pas. Le but de Sumday était d’arriver à produire des chansons complètement finies. Et puis, les textes ont également changé. J’ai été plus courageux. La dernière fois, je n’avais pas assez confiance en moi pour évoquer directement certaines choses. Là, j’ai essayé d’exprimer vraiment le fond de mes pensées”. Parmi les thèmes les plus explicitement abordés, on relève notamment ce sentiment d’instabilité, d’incertitude plus ou moins douloureuse face aux bouleversements inattendus de l’existence. “What have I better?”, s’interroge ainsi Lytle sur le morceau de clôture (The Final Push To The Sum) tout en laissant l’interrogation existentielle en suspens, sans imposer de réponse. “C’est un sentiment qu’éprouvent beaucoup de gens qui sortent tardivement de l’adolescence. Au début, on pense tous savoir ce qu’on veut devenir. Et puis, les choses ne se déroulent pas comme on l’avait prévu. Arrivé à un certain point, soit on vit avec des regrets, soit on accepte ce qu’on est devenu. On apprend qu’on ne peut pas tout changer. J’ai essayé d’exprimer ça de mon mieux”. Ces paroles beaucoup plus directes trouvent leur pendant du côté de la musique puisque aux nappes de claviers qui dominaient The Sophtware Slump, sont venues se mêler des guitares plus tonitruantes et attrayantes. Plus sobre désormais que ses grands confrères américains, The Flaming Lips ou Mercury Rev, Grandaddy dissimule ses travaux expérimentaux sous un vernis pop sans défaut à la surface duquel les aspérités et les irrégularités les plus apparentes ont été gommées. D’aucuns pourront estimer que Grandaddy perd peut-être en mystère ce qu’il gagne ici en évidence et en efficacité. Mais on peut également se réjouir que, pour la première fois, un album de Grandaddy débute par un tube potentiel de trois minutes (Now It’s On) en lieu et place des épopées progressives d’autrefois. “À vrai dire, j’en avais un peu marre de tous ces groupes lo-fi qui commencent leur disque par un morceau très lent et qui font artificiellement monter la tension en balançant la sauce sur la deuxième ou la troisième plage. J’ai eu envie de démarrer d’entrée par un titre très direct et très fort qui va droit au but”. Ce curieux mélange de mélodies de plus en plus lumineuses et de textes doux-amers et contemplatifs imprègne Sumday d’un bout à l’autre. De là vient sans doute ce sentiment partagé de sérénité et de mélancolie qui domine à l’écoute de la plupart des chansons. “J’ai un peu l’impression que Sumday est plus apaisé, peut-être plus fataliste, que The Sophtware Slump, où je me sentais davantage dans le conflit. Je suis plus résigné et donc, plus en paix avec le monde. Enfin”.


La version remasterisée et une série de démos et de raretés Sumday Twunny est sortie sur le label Dangerbird.

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