Pendant plusieurs années, ça a été notre Danceteria, notre Haçienda, notre Heavenly Sunday Social… Ça a été l’endroit où les weekends n’avaient même plus temps d’exister tellement ils passaient vite. Ça a été l’endroit des rencontres, des ruptures, des expérimentations (“Une pinte de whisky orange, vraiment ?!”), des décisions d’une nuit qui allaient parfois changer toute une vie. C’est Robert et Nicolas – peut-être Robert ou Nicolas, mais qu’importe – qui ont découvert le lieu, sans doute à la rentrée 1997, qui ont invité Florence, Marc et Denis à l’émission de radio que la RPM avait sur Générations – un samedi matin, alors parfois c’était assez proche du chaos –, qui ont eu l’idée de “Et si on faisait des soirées ?”
Au Pop In, on a dû passer des disques à peu près partout. À côté du bar, juste à gauche de l’escalier dans la mezzanine (je me souviens d’un set intitulé The Look Of Love, où je n’avais passé que des versions du The Look Of Love de Burt Bacharach et Hal David) et bien sûr dans la cave, sous ce plafond si bas et sur fond de cris de joie, de poings levés et de sourires qui ne quittaient jamais les lèvres. On se permettait tout et parfois n’importe quoi, enfin surtout moi, parce que je n’ai jamais eu aucune technique derrière (ni devant d’ailleurs) les platines – et Robert avait toujours un peu peur de me confier les manettes et ce, à juste titre. On passait toutes les chansons qui nous accompagnaient à un rythme effréné depuis des années ou depuis une journée, on mélangeait marottes et nouveautés et comme on était un peu des privilégiés, on passait même parfois des titres qui n’étaient pas encore sortis – et à une époque pré-deuxpointszéro, la cave du Pop In devenait alors pendant plusieurs semaines, plusieurs mois le seul endroit au monde où l’on pouvait les entendre… Il existait comme des hits de cette cave-là, un genre de hit-parade interlope dont le classement s’effectuait dans les têtes et dans les cœurs entre le vendredi 19h00 et la nuit du dimanche au lundi vers 1h30… Certains sont devenus de vrais succès populaires (mais je ne me souviens plus desquels), d’autres ont vu leur destin scellé pour l’éternité à cet endroit-là – et cette fois, je me souviens entre autres de Music For Girls de Baxendale, This Time I’m Not Wrong de Sub Sub, A Trip Into Space de Spearmint. Ou Nightfall de Suburbia, un morceau qu’on avait récupéré sur un CD-démo envoyé par la chanteuse Alexandra à la toute fin du siècle dernier (pas vraiment par hasard, avouons-le), alors que le projet s’appelait encore Alex! (un clin d’œil à la pochette de Shellshock pour celles et ceux qui suivent de loin) et qui allait finir (grâce au producteur-arrangeur-compositeur Marc Collin – celui d’avant la Nouvelle Vague) par illustrer la pub d’un des plus gros sponsors de la Coupe du Monde de rugby 1999 – oui, celle de la victoire homérique du XV de France face aux All Blacks.
Malgré cela (et le dancefloor enflammé du Pop In), le disque ne sortira que quatre ans plus tard sous le nom de Suburbia. Un “disque capital”, comme on pouvait lire dans les colonnes de la RPM, un disque qui réunissait à peu près toutes les marottes du magazine et qui – mais nous ne pouvions pas le savoir – anticipait aussi la nostalgie future du génial label Italians Do It Better. Un disque qui ne dépasserait pas le succès d’estime, malgré une couve de ladite RPM (mais ça, c’était souvent synonyme de “baiser de la mort”) et de quelques fans de choix, Etienne Daho en tête. Alors que l’hiver 2003 n’était pas si rigoureux que ça, Estelle Chardac, à qui on ne la faisait pas question tubes electropop et chic pour faire danser jusqu’au bout de la nuit, écrivait ces quelques lignes-là…
C’est la force des grands disques : pouvoir offrir une façade accueillante alors que les murs se fissurent. En surface, le premier album de Suburbia, mis en images et en sons par Alex Pavlou, épaulée d’un Marc Collin ici à son merveilleur maximum, présente toutes les apparences du disque pop ultime, aussi à l’aise au salon que sur les dancefloors, aimé par votre copain indie comme votre sœur fan de Kylie. Tous les ingédients sont là : accroches musicales extrêmenet ingénieuses, voix acidulée et malicieuse, refrains body snatchers, tubes évidents. Rien que pour ça, cet album est parfait, réminiscence de New Order, de Felt, de Dusty, d’un bobon sucré, de votre premier baiser ou du dernier chagrin d’amour…
Rien que pour ça, vous n’avez pas besoin d’aller plus loin dans cette chronique. Mais voilà, ni Alex ni Marc ne sont nés de la dernière pluie. Et We Are From Suburbia est intense, référencé et… à la limite déprimant. À la fois un beau rêve éveillé et une divagation angoissante. Mais que disaient déjà les Pet Shop Boys de la vie en Suburbia ? “Let’s take a ride along with the dogs tonight, in suburbia”. Tout ce que leur description avait de vrai trouve ici son reflet inverse : de réaliste, l’univers se fait plutôt onirique. Si bien qu’en cousin plausible, on voit mieux Saint Etienne, ville non moins sujette aux envies d’évasion, il est vrai, pour ce même mélange entre sentiment d’ennui et poétisation du quotidien. Plus qu’une étude d’urbanisme, le journal intime d’Alex quadrille surtout une palette très large de sentiments, évidemment tous liés à l’amour, de la façon la plus touchante qui soit. Ces évocations de moments partagés – réels ou imaginés –, de détails si infimes et pourtant si cruciaux (“Because I listen to Sacha Distel whenever you do” sur Nightfall) lorsque les entailles se font trop creuses pour ne pas y sombrer sont livrées ici avec une sincérité si confondante, une telle urgence qu’il est difficile de ne pas y reconnaître ses propres doutes – – réels ou imaginés. Une palette à laquelle Collin fait écho brillamment avec ses gimmicks electroïdes, aussi pertinents en demi-teinte qu’en pleine exposition.
Bref, la fleur a bel et bien poussé sous les pavés, après des printemps moins heureux, et n’attend plus que la cueillette. Alors, si on vous demande un jour de décrire la vie suburbaine en France, vous saurez désormais quoi répondre. Les filles rêvent de la connaitre, les garçons de l’embrasser. C’est la première star des années 2000.