
Dans un monde où tout va à cent à l’heure, il n’est pas nécessaire de convaincre James Leesley, seul maître à bord de Studio Electrophonique, que prendre son temps peut rendre nos existences plus riches. Avec seulement vingt-deux titres publiés en sept ans, Leesley a pourtant réussi à s’imposer comme un des songwriters les plus singuliers de sa génération avec une musique minimaliste, flirtant parfois avec le lo-fi, mais avec une vision forte et des idées bien arrêtées. Pour preuve, ce premier album éponyme enregistré sur un huit pistes avec du matériel trié sur le volet qui est accompagné de vidéos somptueuses tournées en système D. Les deux se fondent dans un univers mélancolique où l’on suggère plutôt que l’on affirme à travers deux protagonistes, David & Jayne. Et c’est là le point fort de Leesley, arriver à provoquer de la beauté dans la tristesse à travers des détails infimes que ce soit dans sa musique ou dans ses textes. Richard Hawley, The Divine Comedy ou bien Etienne Daho l’ont tout de suite compris puisqu’ils ont invité Studio Electrophonique à assurer leur première partie de concert. La collaboration avec Simon Tong (The Verve, Gorillaz, The Magnetic North), qui a produit l’album, a sans doute ouvert le champ des possibilités, l’album a par exemple un son plus chaleureux, mais Leesley continue d’avancer pas à pas, à son rythme. Et c’est tant mieux, car un petit pas pour Studio Electrophonique représente un grand pas pour nous les auditeurs.
Tu sembles aimer prendre ton temps entre deux sorties. Ton dernier EP est paru il y a trois ans. Qu’as-tu fait pendant cette période ?
 James Leesley : Je suis le seul membre de Studio Electrophonique. J’ai tendance à explorer quatre ou cinq pistes de chansons en parallèle. Je prends du temps pour chacune d’entre elles. Ce n’est pas comme être dans un groupe, où fonctionner collectivement à l’instinct peut faire évoluer ta musique. Un autre facteur est que j’enregistre tout en analogue, sur des bandes. Je dois donc limiter le nombre de prises, trois ou quatre me sont nécessaires par titre en général. Ça nécessite beaucoup de réflexion en amont sur le son, de préparation pour les instruments. Et puis j’ai un travail à plein temps. Peu d’artistes arrivent à vivre des ventes de leurs disques et de leurs concerts. Il faut trouver un rythme et un bon équilibre pour que les deux fonctionnent en parallèle. Parfois la musique ne peut pas être une priorité et elle doit être laissée de côté. Mais ça n’est pas un problème pour moi. Si quelque chose doit prendre du temps, alors ça prendra du temps car je ne veux pas bâcler ce que je fais. Mes chansons parlent de choses très précises, je vais les chercher au fond de moi. Ça ne vient pas tout seul, c’en est parfois fatiguant.

Tu as pourtant sorti deux cassingles dans l’intervalle, une en 2023 et une en 2024. Tu sembles particulièrement attaché à ce format car tu distribues aussi des cassettes au hasard sur les sièges des gens qui assistent à ton concert.
 James Leesley : Jusqu’à il y a quelques années j’avais un radio cassette dans ma voiture. Un ami m’en prêtait régulièrement, et je dois avouer que j’étais séduit par leur son et leur format. En parallèle, j’enregistrais sur un magnétophone quatre pistes à cassette. C’est comme si je ne pouvais échapper à ce format. Je tenais à sortir quelque chose de cool et confidentiel entre le dernier EP et le nouvel album. Un objet en tirage limité pour les fans était parfait pour ça. Le format cassette m’a paru le plus adapté. Quand je vais chez un disquaire, si je vois qu’il y a un rayon de cassettes, j’y vais en premier. En Angleterre, on en trouve à foison dans des vides greniers et elles n’intéressent personne. C’est aussi ça qui m’attire. Je cherche actuellement un platine de qualité pour la tournée qui arrive. Elle me servira pour les parties de batteries pré-enregistrées.
Ce nouvel album a été écrit comme une histoire dont les personnages principaux sont David et Jayne. C’est une approche nouvelle pour toi. Pourrais-tu en dire plus sur l’idée de départ que tu as eue ?
 James Leesley : Ce n’est pas un concept album à proprement parler. Il y a une narration qui disparaît par moment et qui revient à d’autres. Je voulais créer un peu de mystère, de confusion. J’avais pris la décision de créer deux personnages pour me forcer à créer de nouvelles perspectives dans mon écriture. J’ai trop utilisé le “je” par le passé, même si ça ne veut pas dire que je pensais tout ce que je disais. L’idée de m’ouvrir à un monde de semi-fiction était stimulante car elle me laissait la liberté de donner des indices à l’auditeur pour suivre l’histoire de Jayne. Ce processus était inspirant et j’ai pris du plaisir à écrire d’un point de vue différent. C’est sans doute parce que j’adore lire des nouvelles, particulièrement celles de Lydia Davis. Elles sont comme des extraits de films. J’ai juste essayé de créer les miennes et de les assembler.
Tu soignes ton univers visuel, que ce soient tes photos de presse, tes vidéos ou ton Instagram. Pourquoi cette volonté ?
 James Leesley : L’industrie musicale nous inonde d’artistes de toutes sortes. Il est devenu indispensable de créer son propre espace pour inviter les gens à rejoindre un univers qui les touche. C’est comme avec une porte, plus elle est ouverte, plus le passage est aisé. J’ai voulu que tout soit connecté, la musique, les paroles, les photos et les vidéos. Sans cette cohérence je pense que chaque élément est dévalué. Tu ne peux plus te contenter de juste sortir de la musique, tout a besoin d’être intégré dans un tout qui te ressemble. Les photos d’un artiste doivent être consistantes et dégager une sensibilité. Ça aide les gens à croire en leur sincérité et à les inviter à découvrir leur univers. Ce n’est pas évident pour moi de laisser d’autres personnes s’en occuper. C’est une grosse responsabilité et il doit y avoir une confiance absolue. C’est épuisant, mais ça en vaut la peine. Tu n’as pas idée du temps que l’on a passé sur la pochette du disque. Le moindre détail est étudié. Je voulais un bleu Klein. Il a fallu de nombreux aller-retours pour que je sois satisfait de la couleur. J’en devenais fou, mais il fallait que ça ait du sens avec le reste.
Tu sembles aimer t’attacher à des détails qui racontent une histoire tout en laissant place à l’imagination de l’auditeur. 
 James Leesley : J’ai révisé les paroles à de nombreuses reprises pour y arriver. L’avantage, c’est que tu peux le faire partout, même en attendant le bus. Je prête une grande attention aux syllabes. Par moment je perdais l’essence des choses, mais une fois que j’étais sur la bonne voie, c’était comme écrire un script ou un dialogue. De subtils changements peuvent changer le cours de l’histoire que tu cherches à raconter. La chanson David & Jayne l’illustre parfaitement je trouve. Il n’y a rien de profond ou de poétique car ce n’est pas forcément nécessaire, se servir du quotidien est parfois suffisant. Il n’y a rien de nouveau à cela ! Georges Perec le faisait déjà il y a bien longtemps. Le lire m’a aidé à développer mon style.
Chaque chanson de l’album est accompagnée d’une vidéo. Pourrais-tu nous en dire plus ?
 James Leesley : J’ai tourné ces vidéos au fur et à mesure que les chansons étaient prêtes car je voulais qu’une image de chaque vidéo figure dans le livret. J’ai géré cela seul de A à Z, de la recherche de lieux au montage. L’idée était de faire quelque chose à la Wes Anderson, immaculé, avec du style, qui pourrait presque être diffusé dans une galerie d’art. Il fallait qu’elles puissent accompagner une musique fragile et lacunaire. Relier la musique et l’image n’était pas une mince affaire, mais j’espère avoir réussi à apporter un côté ambitieux et opulent à l’ensemble. J’ai trouvé les lieux moi-même. Nous avons parfois tourné dans des conditions limite, sans avoir une autorisation très claire. Tout a été filmé avec mon IPhone. Bon, ça explique sans doute pourquoi il m’a fallu autant de temps depuis le dernier EP (rire).

A propos de la vidéo de David & Jayne, tu as parlé de l’acteur qui y figure, Richard ‘Dickie’ Baker comme étant un des rares acteurs capables de tout accomplir avec presque rien. Je trouve que cela résume assez bien ton approche. Es-tu d’accord ?
 James Leesley : Je crois qu’à l’origine c’est une citation de Mère Thérésa qui disait en gros : “Nous sommes habitués depuis si longtemps à faire beaucoup de choses avec si peu de moyens, que maintenant nous pouvons accomplir n’importe quoi avec rien du tout”. Richard me fait penser aux acteurs du film Kes de Ken Loach. Il n’a presque pas de formation et il ressemble tellement à quelqu’un que l’on croise dans la vie de tous les jours. L’approche de Richard est identique à la mienne. Je n’ai pas appris à jouer de la musique via le solfège. Je ne sais pas ce qui est correct et ce qui ne l’est pas. La technique ne m’intéresse pas vraiment, je veux juste que les gens aiment mes disques. J’ai abordé ces vidéos comme mes chansons. J’étais contraint par une limite de temps pour le tournage qui était identique à celle de mes titres enregistrés sur une bande audio.
Simon Tong, qui a produit ton album, a joué avec des groupes célèbres (Gorillaz, The Verve). Se reconnaissait-il dans ton approche plus lo-fi ?
 James Leesley : Je pense. Nous partageons la même passion pour des artistes qui vont à l’essentiel, comme Tim Hardin. Ça nous a beaucoup aidé d’avoir des goûts en commun. Je pense qu’il a apprécié de participer à un projet plus primitif qui avait pour objectif de jouer de la musique sans pression, juste pour le plaisir. Non seulement il avait tout ce dont j’avais besoin dans son studio, mais lorsqu’il ajoutait des parties de guitare, c’était parfaitement senti et ça ne dénaturait pas ce que je voulais faire. Mon projet est fragile et intime, mais Simon a su rompre ma nervosité naturelle, à m’ouvrir aux autres pour ma musique.
Comment vous êtes-vous connus ?
 James Leesley : Nous nous sommes rencontrés via un ami commun. Simon est venu me voir jouer à Londres et il m’a proposé de passer chez lui le lendemain pour boire une tasse de thé. Il en a profité pour me montrer son studio, où se trouvaient une photo de Jake Thackray et une cible de fléchettes. C’est, comme moi, un grand fan de foot. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre de travailler avec lui (rire). Il est important pour moi de travailler avec des gens normaux qui ne parlent pas de musique du matin au soir.
Tout en restant minimaliste, le son est plus ample, moins lo-fi que d’habitude. Pourquoi avoir changé d’approche ?
 James Leesley : Ça vient surtout de moi. Jusqu’à cet album, j’enregistrais tout sur un quatre pistes, le résultat était logiquement compressé. Le studio de Simon est équipé d’un huit pistes que nous avons utilisées. J’avais l’impression d’enregistrer un disque de Pink Floyd (rire). Je voulais un son plus clair et chaleureux dès le départ pour casser mes habitudes. Je ne renie pas le passé, j’adore le son brut de mes anciens enregistrements, mais je voulais tenter autre chose. J’ai aussi utilisé des instruments différents. Mais j’aime bien avancer pas à pas, changer deux ou trois choses maximums par album ou EP. J’étais presque traumatisé à l’idée de jouer sur un tambourin différent de celui que j’utilisais par le passé (rire). L’album sonne mieux, mais le son reste tout de même primitif.
Tu sors ce disque sur Valley Of Eyes Records, un label Français. Pourrais-tu nous expliquer pourquoi ?
 James Leesley : C’est Simon qui m’a mis sur le coup. Il connaissait un des boss du label, Rabih, avec lequel il avait travaillé par le passé. Simon et moi voulions tous les deux trouver le bon label pour sortir ce disque. Rabih s’est vite montré intéressé, nous nous sommes rencontrés dans la foulée. Encore une fois, tout s’est fait sur la confiance et les goûts communs. Le fait que le label soit français me plaisait beaucoup aussi car je suis attaché à ce pays et à l’histoire que j’ai avec lui. J’ai vraiment de la chance.
Tu as participé à l’aventure du film “A Film About Studio Electrophonique” du nom du Studio de Sheffield auquel tu as emprunté le nom pour ta carrière dans la musique. Pourrais-tu nous en dire plus ?
 James Leesley : C’est un projet que nous avons monté en duo avec Jamie Taylor. C’est un ami de longue date qui me prête des livres et des disques depuis que j’ai 17 ans. C’est lui qui m’a fait découvrir Felt, The Byrds et tant d’autres. Je lui dois beaucoup. Il est considéré comme un puits de culture sans fond à Sheffield. C’est lui qui m’a fait connaître l’existence du Studio Electrophonique à Hemsworth, la ville d’où je viens et qui se trouve juste à côté de Sheffield. J’habitais juste à côté sans le savoir. Les meilleurs amis de mes grands-parents occupent toujours la maison voisine ! Je trouvais le nom si français et exotique que ça m’a intrigué. Nous avons décidé de faire de la recherche sur cet endroit mythique et de recréer son histoire. Le weekend nous allions sonner chez des gens à la recherche de témoignages et d’archives. Sa fille nous a même fourni des vidéos en super 8 tournées dans le studio. Le propriétaire, Ken Patten, était mécanicien dans la journée, et le soir il enregistrait des groupes qui, pour certains, sont devenus énormes. Il était passionné par la musique concrète et la manipulation de bandes audio. Bref, tout ça s’est transformé en un documentaire filmé avec un IPad dans lequel je mène des interviews de Jarvis Cocker de Pulp ou bien de Martin Ware de Human League qui ont tous les deux enregistré là-bas à leurs débuts. Tout récemment, un livre écrit par James a été publié sur le studio avec en parallèle l’histoire du Sheffield à cette époque. J’aime l’idée que le nom Studio Electrophonique vive encore à travers mon projet musical. Je suis curieux de savoir ce que Ken en aurait pensé.
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