« I did what doubt allowed. » L’affaire est entendue. On aimerait presque dérober l’épitaphe puisqu’il n’y en a pas de plus belle. C’est ainsi que Stuart Moxham (autrefois dans les Young Marble Giants) évoquait en 2010 les affres de la dépression, ses répercussions sur le rythme pour le moins chaotique de sa production discographique depuis le milieu des années 1990. Depuis toujours, en fait. Et il parlait déjà, dans cette même interview, de son prochain album en préparation, The Devil Laughs.
Depuis, le doute semble bien s’en être mêlé. C’est peu de l’écrire. À contempler la pochette – magnifique au demeurant – on peut aisément lire entre les lignes et les dates le fil tortueux de la procrastination décennale, le poids accablant de chacune des micro-étapes d’une interminable gestation, les failles du quotidien dans lesquelles se sont engouffrées longtemps ces chansons rescapées, l’envie qui se dérobe, l’énergie si difficile à déployer pour commencer, continuer, et surtout conclure. Des morceaux qui, pour certains, ont été ébauchés à partir de 2003, des sessions d’enregistrement accumulées en 2013, des notes de pochette datées de mai 2019 puis une sortie presque officielle le 8 juin 2020. On pourrait prétendre que le temps qui s’est étiré avait aiguisé en proportion le désir, que l’on attendait ce retour avec l’impatience incrédule des fans transis. Ce serait malheureusement mentir. Sans qu’on puisse jamais oublier son passé glorieux – le legs considérable et parfois écrasant de sa jeunesse au sein des Young Marble Giants ou de The Gist n’a jamais été si omniprésent – Moxham demeure un héros bien trop discret pour chercher durablement à s’éloigner de la périphérie des radars. The Devil Laughs se découvre donc de manière presque fortuite et se dévoile de façon insidieuse, sans excitation dramatique ni tintamarre. C’est ce charme dépourvu d’ostentation qui opère, comme à chaque fois. Le même, d’ailleurs, qui nous avait permis de découvrir un peu par hasard – mais pas vraiment – plus d’un an après sa sortie Bimini Twist d’Alison Statton & Spike, cette autre balise bien cachée mais rassurante qui signale la permanence des valeurs sûres.
Les douze chansons se contentent d’être pleinement ce qu’elles sont : très belles, très pures, dotées de cette même grâce subtile qui a toujours imprégné l’œuvre du Gallois. Dans le cycle qu’elles finissent par constituer – Tidy Away, superbe ballade de l’insurmontable difficulté à agir, ouvre et clôt l’album – on entend résonner quelques vérités fondamentales sur la réalité de l’existence en général et de la maladie en particulier. A commencer par cette implacable révélation que connaissent bien tous les consommateurs de Prozac et autres indispensables béquilles chimiques : le journal quotidien de la dépression n’est jamais rempli de cris et de larmes. Il a les apparences placides de l’apathie et de l’accablement tranquille que restitue si parfaitement Love Hangover. Comme dans la vie, toute tentative pour inverser le sens de la glissade nécessite des points d’appui. Ils sont ici décisifs et les apports bienveillants et essentiels des vieux compagnons – le bassiste Danny Manners et, surtout, Louis Philippe – ne sauraient être surestimés. Avec un savoir-faire irréprochable, l’ex-pensionnaire d’Él Records a su confectionner des arrangements discrets et très habilement disposés qui surlignent les délicatesses mélodiques sans jamais surcharger les édifices de dentelle. On retiendra tout particulièrement le mantra psalmodié de It Goes Like This, comme un constat implacable que la répétition finit par transfigurer en évocation des Beach Boys ou encore Sky Over Water, magnifique contemplation du monde à deux voix, qui scintille dans la brume comme du Kings Of Convenience du meilleur cru. Tout cela se dessine trait par trait, petit à petit, au gré d’une musique dont les mouvements et les respirations ne forcent jamais trop les pentes naturelles. C’est ainsi que ces vérités répétées avec la lucidité tranquille des deuils en devenir finissent par concourir à cette mue lente et incrémentale qui permet d’avancer. Le doute demeure, inévitablement. Mais ces chansons sont désormais advenues, et c’est déjà beaucoup pour ceux qui auront la chance de les entendre.