Une proposition musicale insensée. Un truc tellement fou que les grands pontes de Matador avaient jugé que le public n’était pas prêt pour ça. Ah ça, on nous en avait promis des choses de ce Groove Denied. Un album solo électronique de Stephen Malkmus. Mais derrière le charme de l’oxymore se cache finalement une piteuse collection de chansons usées où les moindres pas de côté, aussi hideux soient-ils, semblent être excusés invariablement par un bon vieux retour au bercail. Et plutôt qu’un équivalent au McCartney II, formidable disque mal foutu mais joueur, c’est plutôt face à un McCartney I que l’on se retrouve : le projet vaniteux et inutile d’un type se parlant tout seul pendant une demi-heure en étant persuadé que le monde y trouvera un intérêt.
Roulant en sous-régime sur l’autoroute d’un indie-rock dont les virages discrets ne cachent qu’un itinéraire revenant irrésistiblement à son point de départ, Stephen Malkmus avait jusqu’ici passé la décennie à pondre à un rythme aussi régulier que ronflant d’inoffensifs albums de rock paresseux avec ses Jicks. Il y avait donc une frissonnante part de fantasme à l’annonce de ce Groove Denied. L’acte solitaire. L’exploration d’un nouveau genre. L’idée de l’album perdu, refusé, mis de côté. Du neuf, enfin, peut-être, de la part d’un type n’ayant pourtant plus rien inventé depuis bientôt un quart de siècle (malgré quelques belles pièces d’artisanat entre temps, Real Emotional Trash en tête). Mais cette narration vendue à gros sabots du futur-album-culte ne sert qu’à enjoliver ce qui fût sans doute la bien moins romantique histoire de cet album : une expérimentation ratée et maladroite, trainée pendant des années, qu’un label s’est vu contraint de sortir malgré tout, parce que comment faire autrement. Le genre de truc qui aurait pourtant fini directement dans la boite de spam si un anonyme s’était contenté de l’envoyer en lien Soundcloud.
Étonnante sensation d’arnaque face à Groove Denied. Le « virage électronique » annoncé ne concerne en effet que quatre des dix titres, uniquement placés dans la face A, le reste se cramponnant à ses guitares molles et ses attitudes de slacker sur le retour comme si de rien n’était. Et si l’on pourra être rassuré que la nullité abyssale des morceaux synthétiques ne recouvre pas la totalité de l’album, impossible de ne pas être déçu que le naufrage ne soit que partiel, incomplet, calamité mi-molle, vague bruine pisseuse plutôt que fascinante déferlante de mauvais goût. Car il y a un certain plaisir malsain à découvrir la première moitié de cet opus. En ouverture, Belziger Faceplant propose ainsi une pitoyable errance de 4 minutes 30, qu’on pourra à peine qualifier de démo, remplie de hideux synthétiseurs désynchronisés et de boites à rythmes façon « mon premier morceau sur Ableton ». Juste après, A Bit Wilder s’embarrasse d’une production new wave téléphonée (guitare sous chorus, beat catatonique, réverbération confuse) pour sonner comme du New Order discount. Le premier single Viktor Borgia (dont le clip est potentiellement la chose la moins cool de ces dernières années) se révèle quant à lui être une pénible pop song sous barbiturique, où Malkmus chevrote piteusement sur le fil d’un riff rasoir craché par un séquenceur crevé avant de tourner au pastiche Kraftwerkien sans génie. Plus loin enfin, Forget Your Place fait tourner paresseusement un vague brouhaha ambient sur lequel se posent quelques vocoders pendant ce qui ressemble à une éternité.
Et c’est là que s’arrête le monde des machines. Pour le reste, il faudra se contenter de resucées façon flash-back ayant eu l’air d’être composées en dix minutes, paroles comprises. Si certaines font vaguement mouche comme Boss Viscerate, sympathique petite pastille de folk crépusculaire où Malkmus nous sert riffs en glissando et accords de septième comme si c’était encore 1997, l’ensemble est tellement dépourvu d’audace qu’on en vient à être assailli d’angoisses existentielles. Jusqu’où peut aller l’étreinte de la familiarité avant qu’elle ne devienne étouffante ? Peut-on blâmer un musicien de n’avoir su écrire qu’un seul type de morceau toute sa vie, et si oui, à partir de quand ? La déprime ressentie au sortir de ce disque est-elle la conséquence du surplace musical de son auteur ou de mon propre éloignement face à la personne que j’ai été et qui aurait pu adorer ses morceaux il y a fort longtemps ? Anachronisme du cœur, nostalgie fantôme, passé décomposé. Reste quelques titres passéistes que rien ne poussera à réécouter plutôt que d’autres qui les ont précédés. Placebos d’une magie qui s’use. Symboles de l’inutilité d’un songwriting auquel apparemment il n’y a plus rien d’autre à demander que des réminiscences. Partie de pile ou face perdante de chaque côté, Groove Denied semble déchiré entre stagnation infinie et curiosité mal placée. Un constat d’impasse. Mais qu’on se rassure : d’ici quelques années, ce ne sera qu’un faux pas lointain au milieu d’une grande litanie d’albums de milieu de carrière que personne ne réécoute vraiment.