Détesté ou adoré, tout le monde, ou presque, a son avis sur Aja (1977) de Steely Dan. Disque par excellence pour tester sa chaîne hi-fi haut de gamme, l’album synthétise son époque, dans ses excès, ses folies mais aussi sa grandeur. Il marque le zénith d’une approche perfectionniste jusqu’à la maniaquerie du studio, devenu principal médium d’expression pour Walter Becker et Donald Fagen. Aja de Steely Dan est, en effet, aux années soixante-dix ce que Pet Sounds des Beach Boys est à la décennie précédente : un remarquable concentré de savoir-faire condensé en moins de quarante minutes par des musiciens aussi doués qu’obsédés. Plus encore que Rumours de Fleetwood Mac, l’album surprend par son degré de peaufinement apporté aux moindres détails. Les anecdotes ne manquent en effet pas sur le nombre de prises nécessaires, telles que par exemple le solo de guitare de Peg finalement confié à Jay Graydon. N’affichant que sept chansons, Aja a l’assurance des grands disques, comme, quelques années plus tard Thriller (1982) de Michael Jackson et ses huit morceaux. Sorti un an après Ramones, Aja pourrait d’abord apparaître comme une anomalie, un vestige d’un ancien monde s’écroulant sur lui-même alors que le punk rock et la new wave sonnent le tocsin aux portes des charts. En réalité, l’album est la cathédrale sonore d’une génération en pleine possession de ses moyens : celle des baby-boomers ayant découvert le rock avec les Beatles et l’amour libre avec le mouvement hippie. Biberonnés aux quarante-cinq tours de Presley et élevés au son de Revolver et Blonde On Blonde, les beatniks ont grandi. Certains ont substitué la lecture du Festin Nu de William S. Burroughs (dont est tiré le nom du groupe), la consommation de haschich et la contestation du capitalisme par l’achat d’actions Apple, le mode de vie californien et les régimes macrobiotiques. On peut y voir une trahison, mais ils sont souvent morts d’une overdose dans leur vomi. Les autres se sont adaptés à la philosophie de réussite étasunienne.
À l’opposé d’un backstage mal éclairé, Aja sent l’argent et le moelleux du confort toutes options. Il n’est pourtant pas un truc de nouveau riche, valorisant une discrète qualité d’ouvrage sur un clinquant flashy pyrotechnique. Tout ici respire d’une technicité maîtrisée mise au service des chansons, une exigence constante pour le créateur comme l’auditeur. Steely Dan affirme un syncrétisme propre à son époque entre soft rock, jazz, funk ou blue eyed soul. Le duo apporte cependant un zeste de fantaisie, ne serait ce qu’à travers la voix si particulière de Fagen et son goût pour la complexité. En un sens, le duo ravive aussi l’idée de l’easy listening. Bien sûr, Aja est un album qui mérite d’être écouté attentivement pour sa précision, mais il fonctionne aussi à la perfection comme fond sonore tant il a été pensé pour être gratifiant et enjôleur ; il ronronne comme le moteur d’une voiture parfaitement réglée. Le casting des musiciens est aussi grandiose que pléthorique. De la voix de velours Michael McDonald (qui fera le bonheur des Frères Pétard) jusqu’à l’incroyable shuffle de Bernard Purdie (Home at Last), copié maintes fois par les plus grands (Jeff Porcaro sur Rosanna), Aja est un digest de musiciens chevronnés de studio au service d’un duo au sommet de son art avec des moyens presque illimités. Chaque chanson a ainsi été pensée jusqu’à la plus petite respiration, et sa forme tend vers l’idéal, conçu par Becker et Fagen. Le disque s’apprécie parfaitement dans son format d’album. Il en est la quintessence. Loin d’être une collection de singles complétée de fillers, chaque chanson appartient à un tout ambitieux, dont la valeur dépasse la somme de ses parties. Elles affichent toutes des durées généreuses, entre quatre et huit minutes, mais ne sombrent jamais dans d’interminables jams décousus. Chacun aura bien sûr ses préférences : si Peg et son groove sec est ce qui se rapproche plus d’un tube, chaque morceau a son propre charme et participe à la narration. De l’ouverture Black Cow jusqu’à Josie, Steely Dan est aux commandes et nous offre un voyage grand luxe dans les années soixante-dix. Avec le recul, Aja semble venir d’un temps révolu, une époque où les musiciens (et non les services marketing) tenaient encore la barre dans les labels et où, surtout, il était possible de dépenser des sommes d’argent conséquentes pour enregistrer des disques. Cette période est désormais révolue, ce n’est ni bien ni mal, mais il reste grisant de pouvoir en écouter des artefacts comme Aja.