– Elle était très belle, la version de la première chanson du rappel, celle qui est sur le disque gris.
– Ah oui ? Merci. Mais c’est bizarre pour moi de jouer des morceaux aussi vieux : j’ai comme l’impression de jouer des reprises d’un autre groupe…
C’est une fin d’après-midi, un dimanche, juste à côté de Paris. Une maison, avec un salon aux murs blancs et un patio avec des azulejos – et je me suis dit que ce ne pouvait pas être autrement. C’est une fin d’après-midi très douce, qui vient ponctuer le premier weekend de la rentrée – un weekend un peu échevelé. C’est une fin d’après-midi, et Life Is A Minestrone a invité Antonio Luque, alias Sr. Chinarro, pour l’un de ses concerts de poche dont cette association de mélomanes amateurs a le secret.
C’est une fin d’après-midi et on retrouve pas mal d’amis – dont certains qu’on n’avait pas croisé depuis près de… vingt-cinq ans. Alors forcément, autour d’une bouteille de vin et de quelques bières, il y a beaucoup d’embrassades, beaucoup de sourires et de rires et beaucoup de souvenirs aussi – le premier disque acheté, le premier concert vu de cet artiste qui pour la première fois va jouer quelques-unes de ses chansons en France. Le premier concert ? C’était au XXe siècle, très exactement au mitan des années 1990 (et presque le jour de mon anniversaire, il me semble), en plein cœur de Malasaña. Je crois me souvenir qu’il n’était pas de très bonne humeur. Il jetait à ses musiciens un regard noir parce qu’ils ne jouaient pas exactement ses chansons comme il le fallait. Des chansons que lui seul connaissait puisque pour l’une de ses premières apparitions sur une scène de la capitale espagnole il avait décidé de faire l’impasse sur un premier album qui venait à peine de voir le jour – et dont je n’étais pas sorti complètement indemne (à tel point que je l’écoute encore régulièrement aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas de pas mal de disque sortis à la même époque)… Depuis, cet Andalou presque quinquagénaire qui vit désormais à Barcelone a sorti quinze autres albums, trois compilations (dont une uniquement en format digital, et il faut à tout prix faire une pétition pour remédier à cela), quelques singles, EPS et reprises (dans le désordre, The Cure adapté en espagnol, Joy Division, New Order ou Aviador DRO) avec une régularité qui ne colle pas forcément à la nonchalance que l’homme dégage. Mais depuis, je ne l’ai revu que trois fois sur scène : à la première édition du festival de Benicassim, en août 1995, et à Barcelone, d’abord sur la très belle Plaça Del Rei en 1996 puis à Primavera Sound, en 2005.
Alors forcément, c’est une fin d’après-midi et il y a un peu d’émotion quand Antonio Luque saisit sa guitare acoustique, quand il joue les premiers accords de Cabo De Trafalgar, une chanson échappée de El Fuego Amigo (2005) – l’un de ses disques les plus populaires de l’autre côté des Pyrénées. On s’en doutait avant de venir, et il confirme : l’homme va essentiellement piocher dans ses disques sortis après 2005, après le divorce amer (mais il y a rarement de divorce heureux) avec le label indépendant Acuarela. Sur le ton de la confession, il joue De Piedra, l’une des chansons de son dernier album en date, le très réussi Asunción (2018), et on crève d’envie de lui demander s’il y parle de lui – mais bien sûr, on n’osera pas. De toute façon, on n’a même pas le temps car il livre une version tout en retenue de Babieca, une version qui ressemble à s’y méprendre à une bossa nova échouée sur une plage du sud. C’est une fin d’après-midi, toujours, et Antonio Luque est étonnamment disert (sincèrement, je l’ai croisé plus taiseux) : dans un français hésitant mais très pertinent, il présente certains de ses titres, questionne l’auditoire recueilli et manie l’humour avec une dextérité exquise. Il parle de Jules Verne, de Rohmer, du hasard qui n’existe pas avant d’interpréter El Rayo Verde – et ce sont quelques frissons qui parcourent l’échine. Et puis, on se dit que quand même, il parle beaucoup d’amour dans ses chansons, qu’il soit léger comme le temps de Una Llamada A La Acción ou déchu, à l’instar de celui évoqué sur El Alfabeto Morse – Cuando las parejas se separan / no hay besos de despedida (Quand un couple se sépare / il n’y a jamais de baiser d’adieu )… Les adieux, ils sont déjà presque là, après plus d’une heure d’un concert donné devant une soixantaine de privilégiés. Mais il revient une dernière fois. Et se retourne cette fois sur ce passé si lointain, en se trouvant presque des excuses de le faire – J’ai retrouvé quelques exemplaires de ce disque (oui, c’est lui, le « disque gris », le EP La Pena Maxima, sorti en 2001) et si je veux vendre les derniers exemplaires, il faut que je joue cette chanson très vieille. Alors, il offre une interprétation troublante de Cero En Gimnasia, l’une de ses plus belles compositions – qui d’ailleurs est aussi l’une des plus belles compositions de Robert Smith, mais ce dernier l’ignore encore – avant d’enchainer avec un titre « encore plus ancien », El Idilio – et là, c’est chair de poule et tête qui tourne un peu, c’est le sourire qui ne s’efface pas et les souvenirs qui de nouveau affluent… C’est une fin d’après-midi et le concert est déjà fini. Oui, c’est vrai, j’aurais rêvé qu’il joue Quiromantico – parce que quand même, et il le sait, cette chanson reste l’un de ses morceaux les plus emblématiques – ou qu’il conclue sur Bye Bye, extrait de ce premier album déjà évoqué et repris il y a six ans par le Canadien Daniel Bejar alias Destroyer, sur un EP exclusivement constitué de titres de Sr. Chinarro. Mais en fait, ce n’est pas bien grave. C’était une fin d’après-midi, ponctuée par des retrouvailles, des frôlements, des silences, des tonnerres d’applaudissements, des chansons qui restent encore un secret trop gardé et qu’il faut continuer à partager. C’était une fin d’après-midi et c’était un concert parfait pour saluer l’été qui décline. C’était une fin d’après-midi avec Sr. Chinarro – mais pas seulement avec lui. C’était une fin d’après-midi. De celles qu’on n’oubliera pas.