Cela arrive rarement, mais il y a des personnes que j’ai peur d’interviewer. Jason Spaceman est l’une d’entre elles. Soyons transparent, il réunit sur papier tous les critères. Non seulement il affiche clairement sa répulsion pour toute obligation promotionnelle, mais sa musique, depuis ses débuts avec Spacemen 3, ne peut venir que d’un cerveau profondément dérangé. Passé d’un minimalisme glaçant à un mur du son Spectorien teinté de psychédélisme (les deux avec option « ++ » en musique de drogué), son œuvre est l’une des plus exigeantes et captivantes de ces dernières décennies. Et puis soyons honnête, Jason Spaceman, ce n’est pas Sœur Sourire. C’est donc avec une légère appréhension que je suis arrivé à l’hôtel où se déroulait une journée d’interview pour Everything Was Beautiful, le nouvel album de Spiritualized. On m’annonce aussitôt que Jason n’a toujours pas quitté sa chambre, le planning a déjà pris du retard. Mon appréhension était donc justifiée… Un bon moment plus tard, je l’aperçois descendre les marches de l’hôtel, l’air endormi, confus. Lorsque l’on m’annonce que c’est mon tour, je me demande dans quelle galère je me suis embarqué. Et bien, j’avais tort. Sauf pour les obligations promotionnelles. Jamais un artiste n’avait pris autant de temps pour me poser des questions sur ma vie, ni raconter sa soirée précédente. A tel point que j’ai du batailler sec pour parler d’Everything Was Beautiful, album plus brut et direct que le précédent, censé mettre un point final à la carrière de Spiritualized. Mais ne vous inquiétez pas, Jason Spaceman est un type tellement adorable qu’il vous annonce déjà une surprise dans cette interview riche en anecdotes, que ce soit ses lectures sur ses lectures scientifiques, les hommes sandwiches, la solitude ou la séparation de Spacemen 3.
Tu as beaucoup marché dans les rues de Londres afin de trouver l’inspiration pour les chansons de ce nouvel album. Est-ce un processus de création habituel pour toi ?
J’avais plutôt l’habitude de conduire pendant des heures. C’était génial, car être dans un espace confiné me permettait de chanter à tue-tête sur des démos en me laissant inspirer par des paysages étonnants. Se rendre à la destination souhaitée était un plaisir, mais rentrer à Londres était un cauchemar. J’ai dû me débarrasser de ma voiture. Elle est restée sur Abbey Road pendant quatre ans sans que je l’utilise. L’administration m’a appelé un jour en me disant qu’ils allaient mettre cette épave à la fourrière. Depuis, j’ai découvert que la marche à pied me permettait aussi de me couper du monde. Pendant le confinement, c’était incroyable. Cette sensation de calme et ces grands espaces vides m’ont permis de me concentrer et de m’immerger dans mon univers. Ne plus avoir de sollicitations pour aller à des fêtes et rencontrer des gens y a contribué. L’absence de toute vie sociale m’a libéré. C’était étrange, car en parallèle je n’avais que trop conscience des gens qui mourraient et de tous ceux qui se démenaient pour sauver la vie de milliers d’autres.
En parlant de processus créatif, as-tu vu Get Back, le documentaire sur les Beatles ?
Oui. Je ne veux pas me comparer à eux, car personne n’arrive à leur cheville, mais ce qui est incroyable, c’est qu’ils ont le même processus d’écriture que tout le monde. Ils n’avaient pas de formule magique. De mon côté, je n’ai pas l’impression d’avoir un travail. Je ne prends ma guitare que quand je m’ennuie. De la même façon que je pourrais lire un magazine. Je gratte les cordes pendant des heures jusqu’à ce que quelque chose d’intéressant en sorte. C’en est presque assourdissant. C’est vraiment étrange. J’ai l’impression d’être dans un business qui consiste à traîner à longueur de journée.
Au début de ta carrière, tu luttais pour écrire des chansons. Est-ce toujours le cas quelques décennies plus tard ?
(Sans hésiter) Oh oui ! J’évolue dans un milieu où beaucoup de gens passent leur temps à se vanter et à te faire croire que leur talent est inné. Sauf que la plupart d’entre eux stagnent, ils répètent toujours la même formule. Je veux évoluer et créer quelque chose d’unique, une modeste contribution à un style musical que j’adore, le rock’n’roll. Je m’inspire de son style, de ses morceaux, de sa simplicité, de son inaptitude et de sa stupidité. Je tente de l’amener dans des endroits touchants et élaborés qui donnent du sens, procurent de la tristesse et un sentiment de gloire. C’est ce qui me motive et ce vers quoi je tends pour chaque album. Mais que c’est difficile d’y arriver.
Pourquoi avoir dit à l’époque de And Nothing Hurt que ce serait probablement ton dernier album ?
Je n’ai pas vraiment changé d’avis car Everything Was Beautiful a été enregistré en même temps que le précédent. Je voulais terminer ma carrière en fanfare, en sortant un double album. Ma maison de disques a refusé. Ils trouvaient que c’était du gâchis. Ils n’avaient pas tort à 100 %. Les doubles albums sont souvent ignorés à leur sortie. Beaucoup n’ont été appréciés à leur juste valeur que quinze ou vingt ans après. Même Exile On Main Street des Rolling Stones. Je ne comprendrai jamais pourquoi. Je n’en avais rien à faire que mon double album passe inaperçu. Mais le label a préféré réfléchir en termes de ventes. J’ai choisi les chansons à publier sur And Nothing Hurt un peu au hasard. Pourtant Everything Is Beautiful ne lui ressemble absolument pas.
Comment décrirais-tu cette différence ?
C’est probablement dû au mixage qui a été effectué plus récemment. Je préfère ce nouvel album. Il y avait trop de pop songs sur le précédent. Il était trop “parfait”. Everything Was Beautiful a quelque chose de spécial que je n’arrive pas à décrire. La personne qui a fait le mastering m’a appelé personnellement pour me dire que c’était un album magnifique, qu’il s’était perdu dans sa beauté. C’est le plus beau compliment que l’on pouvait me faire. J’étais vraiment ému car il m’a avoué ne jamais appeler les artistes pour lesquels il travaille.
Si tu arrêtes la musique, quelles idées as-tu en tête pour la suite ?
J’ai eu une période très prolifique d’écriture pendant les différents confinements, donc on verra si je continue ou pas. J’ai accumulé presque cinq cent idées. Je serai chanceux si j’arrive à en tirer onze chansons. Je vais commencer par supprimer tout ce qui ressemble à ce que j’ai pu produire par le passé ou que j’ai déjà entendu chez d’autres. Ce ne sera pas simple car je suis mon pire ennemi et mon plus gros fan. Tu t’adresses à ton public en leur demandant : “Voulez-vous savoir comment je me sens en ce moment ?”. Et pourtant tu te demandes qui a envie d’écouter ce que tu racontes. Je passe mon temps à me rabaisser. Mes incertitudes me rongent et prennent le dessus. Et puis soudain, quelque chose se déclenche et j’ai l’impression de revivre : “Putain, mais cette idée est super, je suis un génie !” (rire). Tout serait plus facile si j’étais narcissique.
Tu as beaucoup lu sur la pandémie de 1918 pendant le premier confinement. Pourquoi avoir cherché à approfondir le sujet pendant une période aussi sombre ?
C’est un moment pendant lequel je me suis beaucoup intéressé à la science, à l’ADN. J’ai commencé par lire Darwin’s Dangerous Idea, un livre de Daniel Dennett qui parle de la mauvaise compréhension de l’évolution. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à lire sur la pandémie de 1918. C’était au tout début de la Covid. Ce livre a eu un tel impact sur moi que j’ai été pris de panique. J’avais l’impression d’être l’un de ces hommes sandwiches avec leurs slogans “La fin est proche, nous allons tous mourir » (rire). Mes amis ont dû me rassurer car j’étais pris d’un désespoir profond. Comme les victimes de ce virus, je sais ce que c’est de ne plus pouvoir respirer. C’est horrible. Pendant onze jours, je n’ai pu prendre qu’une petite bouffée d’air chaque seconde. Je ne le souhaite à personne. La désinformation sur le vaccin n’a rien arrangé. Je n’étais pas inquiet pour moi, mais pour les autres, ceux qui croyaient en tous ces mensonges. On trouvait sans difficulté des théories insensées sur internet. L’homme blanc est très fort pour véhiculer du racisme et du sexisme institutionnel. Mais pas seulement. Nous en avons eu la preuve pendant cette période. En Angleterre, tout le monde se croyait immunisé, c’était affligeant.
Everything Was Beautiful est un disque varié musicalement. Son enregistrement a été fractionné. Cela a-t-il été difficile de lui donner sa cohésion générale ?
J’ai eu l’impression de devoir construire une maison avec des allumettes. Je ne sais toujours pas comment réaliser un disque. J’ai besoin de gens pour m’accompagner. Mais réunir tout le monde dans une même pièce relève du défi. L’album a donc avancé par petits mouvements. J’avais un mix final qui ne me plaisait pas, et un autre inachevé. J’étais si désespéré d’arriver à un résultat qui me satisfaisait que j’ai tenté de mélanger les deux. Everything Was Beautiful a pris vie comme par magie. Je n’arrive toujours pas à savoir pourquoi, car c’est presque irrationnel. Je ne reconnaissais pas mon travail. J’ai passé des journées entières à faire écouter l’album à des gens pour qu’ils m’assurent que je ne faisais pas une grosse erreur en le publiant ainsi.
Comment analyses-tu le passage d’une musique plus minimaliste avec Spacemen 3 à un disque comme Everything Was Beautiful qui est parfois riche musicalement ?
Je me suis senti libéré quand Spacemen 3 s’est séparé. Nous avions quelques désaccords musicaux avec Pete. Par exemple, je voulais explorer les méthodes de travail et le son des Beach Boys. Je ne soupçonnais pas l’importance du Wrecking Crew sur leurs albums à l’époque. Mais superposer des instruments qui ne vont pas ensemble comme une guitare slide et un trombone m’intriguait. Je voulais jouer sur les tonalités, mais aussi sortir d’une simplicité basique pour lui donner du sens. C’est ce que Phil Spector faisait. On n’arrive plus à discerner les instruments tellement il y a de couches superposées dans ses productions. Ça n’intéressait pas du tout Pete. Au lieu d’essayer de le convaincre, j’ai pu tenter de le faire moi-même une fois le split acté. J’ai commis beaucoup d’erreurs et emprunté des fausses routes, mais ça fait partie de la beauté du travail en studio. Une majorité de ce que tu entends sur un disque part d’une erreur. J’ai tellement peu confiance en moi que c’en est presque un avantage. Si tout était facile, n’importe qui pourrait être musicien. Arriver à produire un morceau qui vaut la peine d’être publié est un parcours du combattant. Surtout à mon âge. Je dois justifier encore plus la pertinence de mon travail. Il doit tenir la route lorsque je joue sur scène. Principalement pour clouer le bec à tous ceux qui me demandent de ne jouer que les vieux classiques. Heureusement que je n’ai jamais eu de hit single (rire).