J’écoute ce disque et ça me donne l’envie de crier cette chose certes pas très originale mais pourtant vraie : « Attention OVNI ! ». Car il faut malgré tout encore et toujours le répéter — contre le lieu commun justement –, la science-fiction peut tout à fait être l’apanage du féminin. Faut-il encore rappeler l’existence fondamentale de l’œuvre d’Octavia E. Butler et de ses cyborgs, ou encore celle d’Ursula K. Le Guin qui transcende à elle-seule Tolkien et George Bernard Shaw combinés (faut-il rappeler, donc, qu’il faut absolument écouter son Music and Poetry of the Kesh sorti l’an dernier chez Freedom To Spend)? Et j’utilise le terme « apanage » à dessein pour célébrer la lecture et la performance tout à fait matriarcale de cette littérature de genre que nous offre Chrystia Cabral, dite Spellling, dans son nouvel album intitulé Mazy Fly. Car il faut au moins la littérature pour « nous permettre de voir le pire et savoir lui faire face », disait Georges Bataille, et c’est dans une prospective toute futurologiste qu’il nous est proposé à travers les 12 titres de cet enthousiasmant Mazy Fly d’observer l’ampleur du désastre à venir tout en invoquant la sorcellerie nécessaire pour s’en défaire et ressortir transformé des traumas dus à ce monde-labyrinthe là.
Musicalement, c’est un cirque un peu bizarre (comme un grand Barnum) ponctué de nappes synthétiques et de petites mélodies oniriques venues d’ailleurs, tantôt sombres et inquiétantes, tantôt joyeuses et délirantes. C’est goth, c’est clown, c’est queer. Haunted Water en piste deux, c’est carrément La Mare au Diable de George Sand version dance macabre post-coloniale. Arrivés à Melted Wings, on ne sait plus si on est dans Blade Runner ou à Salem au XVIIe siècle. Real Fun, c’est ce qui est annoncé en début de face B, pourrait rappeler les saillies patate-chaude et les saxophones langoureux d’une Kate Bush version R’n’B. Et ça et là, des smili-glockenspiel, des smili-ondes Martenot, des notes basses qui font frissonner comme un épisode de Twin Peaks mais avec des vaisseaux spatiaux au-dessus des pins à la tombée de la nuit. Cela nous rappelle à grand fracas et avec une joie non dissimulée, que la face cachée de la Lune est bien noire, et que le grand concert dans le ciel ne peut pas vraiment avoir lieu sans âme et conscience (on y pense très fort dans Afterlife). C’est là où Spellling (avec trois L pour mieux s’envoler, mais de façon impaire) est très forte car dans son sabbat éclectique tenu par un Fil d’Ariane singulier (Secret Thread, donc) sont à la fois convoqués un souvenir affectueux du pire et du meilleur du R’n’B et du Trip Hop des années 1990 et un afro-futurisme tout à fait personnel : mais pas celui là, l’autre, oui oui celui de Missy Elliott et de TLC — dont la tenue de princesse cow-girl de Chrystia sur la pochette me semble être une citation littérale. Évidemment la comparaison avec Solange (la sœur de) est arrivée bien vite, mais quid de celle avec Siouxsie qui me semble au moins tout aussi correcte, voire plus. Entre abduction extra-terrestre et tracks joyeusement arty, le grand mélange audacieux de Mazy Fly provoque une sérénité sans égal. En attendant que tout le monde y jette une ou trois oreilles, je garde les miennes près de cette grande sorcière inattendue pour, je crois, un bon moment.