Sous surveillance : Violence Gratuite

Violence Gratuite / Photo : Daisy Ray
Violence Gratuite / Photo : Daisy Ray

Qui ?

Violaine Le Fur, une artiste transdisciplinaire, a étudié à la Sorbonne (histoire de l’art et archéologie) et poursuivi son cursus dans des écoles d’art (Villa Arson de Nice, La Cambre de Bruxelles) : elle y apprend beaucoup de choses, se forge une culture générale et conceptuelle, mais ne trouve pas sa place, se fait renvoyer ou prend la poudre d’escampette. Elle y fait l’expérience des rapports de classe, de domination et y constate aussi bien chez les professeurs que parmi ses camarades un certain formatage, un certain cynisme, quand ça n’est pas de la violence, symbolique ou autre, et du mépris pour les expressions populaires. « C’était il y a plus de 10 ans, et heureusement, les choses sont en train de changer depuis, les mentalités évoluent, et la parole se déploie heureusement grâce à la pensée décoloniale et féministe », nous précise-t-elle. En 2018, elle voyage en Ouganda pour participer à un atelier performance avec l’artiste franco gabonaise Myriam Mihindou, dans le cadre d’une biennale d’art contemporain à Kampala. A cette occasion, elle loge à la Villa Nyege, où elle rencontre de façon imprévue une scène locale hyperactive. La musique s’impose à elle par le truchement de Rey Sapienz, producteur de musique et un des moteurs principal du fameux collectif Nyege Nyege, au sein duquel il transmet et enseigne les bases de la musique électronique à de nombreux artistes à la Villa Nyege, un lieu de vie, de travail et de residence pour des artistes locaux et internationaux. Elle y suit en parallèle des cours avec le percussioniste Maganda Shakul avec lequel elle collabore sur deux chansons de l’album. Encouragée par les retours du directeur du label Hakuna Kulala, elle poursuit à distance et en autodidacte son émancipation musicale et l’apprentissage sur Ableton, Violence (c’est le surnom dont l’ont affublée ses camarades, « par rapport à l’énergie brute et exaltée que je peux avoir », elle y ajoute « Gratuite », choquée par l’actualité d’ici) ajoute enregistrement et production de sons aux cordes déjà nombreuses de son arc : performance, danse, photographie, cinéma, et écriture. Ses nombreux poèmes, écrits, textes accumulés avec le temps (« Depuis mon adolescence « tumultueuse » j’ai toujours eu des choses à dire, j’ai toujours produit énormément, avec ou sans cadre ») trouvent une seconde vie, recyclés et propulsés sur des bandes son aussi instinctives que radicales, naïves qu’aiguisées, traversées d’emprunts aux mélodies et aux mots des autres (de Tri Yann à Mylène Farmer) : « Je veux piocher à des endroits différents, dans la mémoire collective, c’est aussi de l’humour par rapport à nos identités multiples, métissées, parfois fantasmées, comme une musique du monde, que je ne voudrais pas lisse, avec des mélanges audacieux, des dissonances et des collisions. C’est aussi plus classiquement faire du nouveau avec du vieux, aussi, tout simplement ».

Où ?

Vaires-sur-Marne (77). Violence Gratuite revendique des origines, bretonne du côté de sa mère, et camerounaise du côté de son père, décédé, issu d’une lignée royale de l’ethnie Bamiléké. Dans son film A l’Ouest, elle mêle des archives filmiques de sa mère et ses propres images d’un voyage au Cameroun à la recherche de la tombe paternelle. « Après la fin de mes études, en pleine décompensation, j’avais besoin de revenir à quelque chose de concret, intime, thérapeutique, un véritable travail sur ma culture Bamiléké ». Basée en région parisienne, elle se connecte à l’Afrique via de nombreux projets artistiques qu’elle développe au Bénin, au Congo Brazza, au Congo Kinshasa, au Cameroun ou en Ouganda, des collaborations avec des festivals, collectifs et artistes indépendants qu’elle porte avec son association le Yoke collectif.

Quoi ?

Un premier album, Baleine à boss, affichant une pochette en forme de collage (« Une série de photos réalisées au Bénin et mises en page par Marc Armand ») débordant d’une pop expérimentale, repéré immédiatement par des têtes chercheuses anglo-saxonnes de Boomkat (qui décrivent sa musique comme du « post-punk et DIY pop possédés par un esprit rythmique camerounais qui fait le lien entre Cibo Matto, Stereolab, et Charlotte Gainsbourg« ), de la BBC de Gilles Peterson jusqu’à San Francisco, est paru au printemps sur le label ougandais Hakuna Hulala, émanation du même collectif que Nyege Nyege. « J’ai tout enregistré sur mon ordi, avec quelques voix refaites en studio » précise Violaine. Une musique électronique de chambre, lo-fi, à l’imaginaire coloré voire psyché et alimentée de cette électricité qu’on retrouve dans la techno imaginée dans ces conurbations d’Afrique de l’ouest, et toutes les déclinaisons de cette house rap slam ultra chaude d’ailleurs. Dans des conditions à la fois sommaires et ultra avancées, la jeune femme laisse d’autant plus facilement libre cours à son imagination musicale faite de vagues de sons pris comme dans un entonnoir, de débris de chansons piqués ailleurs (Le Forestier, le Soul Makossa via Michael Jackson) sur lesquelles elle peut poser sa voix, alternant chants de sirène et mélodies approximatives en quasi karaoké. Douceur de la forme, violence du vocabulaire parfois, la musique dégage ce qu’il faut de complexité dans le ressenti des émotions ainsi dévoilées. Il y a quelque chose d’un fil qui se déroule de la première à la dernière seconde de ce disque cerveau plein de styles concassés. « J’ai fait cet album comme un jeu » dit Violaine. On en restera sur cette permanence de l’expression de la jeunesse mondiale actuelle qui emploie peu ou prou les mêmes outils, les mêmes expressions, les mêmes souvenirs de cette enfance augmentée par les capacités confusionnelles de l’internet, pour se faire entendre, de Kowloon à Paris, de Montréal à Kampala, d’Osaka à Alger.

Tubes absolus


Ragga Nietzches : « un des poèmes de ma période exaltée, j’avais 20 ans, je lisais beaucoup, la littérature m’ayant beaucoup nourri, plus qu’autre chose, comme Nietzsche ou Traité du Tout-Monde d’Edouard Glissant et de façon plus conceptuelle ce qui évoque les objets de guérison, la musique ayant ce pouvoir, assouvir ces désirs de ponts, de création, de partage que j’avais. Les films sont pour moi des processus plus longs et laborieux. Je développe actuellement un documentaire sur Pierre Capelle, un vieux guérisseur français autodidacte qui amène les gens dans des états de transe thérapeutique au contact des arbres de son jardin, il travaille aussi dans sa salle de soin avec la musique de son vieux tourne-disque. La musique, c’est direct et stimulant… »

Ou Une Ouf.

Futur proche

Un second album est en cours d’enregistrement, avec des notamment des échantillons de musiques traditionnelles camerounaises, et doit sortir sur Hakuna Hulala. Une version concert de Baleine à boss est à rôder : « Comment je vais chanter ça est une question que je me suis posée, le disque n’étant pas fait avec la scène en tête. Maintenant, c’est ok, je suis prête. Et puis la musique, c’est ça, un lien avec un public, avec le réel », à commencer par une date à venir : en septembre, à Clermont-Ferrand, un concert organisé par le collectif Yapasmieux en soutien au mineurs étrangers isolés. Et on espère, partout de le monde après.


Baleine à Boss par Violence Gratuite est disponible sur le label Hakuna Kulala.

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