Je me souviens de son parfum, L’Ombre dans l’eau, qui habitait toutes les pièces de son appartement luxueux de la rue d’Anjou, près de Madeleine, à Paris. Du tatouage d’une petite hirondelle au creux de sa main gauche, presque complètement délavé par toutes ses années d’infortune. Il y a eu cette rencontre impromptue, à la fin des années 2000, alors qu’elle venait de se séparer de son compagnon de l’époque. Un ami m’avait proposé de lui venir en aide dans ce moment de fragilité, elle en avait besoin, elle qui ne savait pas changer une ampoule… J’ai adoré sa façon de parler un anglais à l’élégance aristocratique mais à la vulgarité assumée, autant amoureuse de Shakespeare qu’interprète de Bertolt Brecht. Chez elle, chaque objet témoignait de son histoire. Son histoire était l’histoire. D’une pile de lettres écrites par son père officier du renseignement britannique à une œuvre de Mapplethorpe ou une photo du Swinging London, aux corps juvéniles de stars en devenir. Entre la cuisine et sa chambre, elle semblait perdue, écrasée par le poids de ses mille vies. Des après-midis entières à regarder des westerns ou la série Les Tudors en fumant des cigarettes et en buvant du thé citron gingembre sur son lit. Les sorties étaient rares. Les visites un peu moins, quelques amis passaient prendre des nouvelles. Jane une après-midi, Anita un soir au retour d’un voyage à Kingston chez les fils de Bob, des retrouvailles épiques autour d’un poulet rôti / mashed potatoes dans la cuisine. La musique avait toujours une place de choix. Elle en écoutait bizarrement assez peu à ce moment-là, mais son album de reprises mené par Hal Willner, Easy Come, Easy Go, venait de sortir et ses mémoires trônaient dans les librairies. Une fierté, sans doute, elle qui lisait tout le temps. On m’a souvent dit qu’il faudrait raconter cette histoire qui s’est finie par un long exode dans un lieu paradisiaque où elle est allée chercher une forme de sérénité détachée de toute dépendance. Je n’étais pas là pour ça, je n’aurais pas aimé trahir son intimité, je la respectais tellement. Il y a certainement dû y avoir d’autres personnes à cette place, et nous n’avons finalement partagé que trois mois ensemble, mais son départ m’a bouleversé, presque autant que s’il s’agissait d’un membre de ma famille. Elle l’a été pour beaucoup, dans ses combats, ses faiblesses et ses forces. So long, darling.