Il suffit de jeter un bref coup d’œil rétrospectif à sa discographie pour s’en convaincre : Bob Keal entretient un rapport à la musique et au temps dont toute trace d’urgence a été chassée depuis bien longtemps. Quelques débris confidentiels enfouis dans les limbes, quatre albums de Small Sur publiés trop discrètement entre 2005 et 2012 et puis le silence complet. Dix années se sont écoulées ensuite, que le natif du Dakota désormais installé du côté de Baltimore a consacré à son « vrai » métier d’enseignant, à sa famille – et notamment à sa fille née en 2014 – bref, à la vie. Ce n’est que grâce à l’insistance et au soutien de quelques amis proches – et notamment des frères O’Connell, Matthew (Chorusing) et Joseph (Elephant Micah) – qu’il s’est décidé à briser un peu de ce silence à la fois choisi et résigné pour retravailler et assembler, fragment par fragment, quelques-unes des esquisses dérobées aux heures besogneuses de la décennie passée.
Façonnées à distance – après qu’une première session en studio initialement prévue pour le printemps 2020 a été annulée – avec l’aide d’une dizaine de collaborateurs, les douze chansons qui ont fini par composer Attic Room paraissent toutes imprégnées d’une même volonté de suspendre l’écoulement inéluctable de ce temps désormais précieux. Magnifique album automnal, Attic Room s’attache à évoquer les résonnances intimes de ces instants qui viennent après. Ceux qui suivent le tumulte, la tempête ou l’enfance. Ceux où l’on s’aperçoit que certains ont commencé à vieillir alors que d’autres grandissent, simplement. Ce n’est donc pas un hasard si le titre du premier morceau – A Clean Patch Of Ground – est emprunté à celui d’une antique poésie zen. Plutôt que de s’attarder sur la célébration nostalgique du souvenir, Keal a préféré inventé sa propre version musicale de la sobriété sereine du haïku. Sujet actif de ses contemplations, il semble s’attacher à détailler le plus précisément possible une impression, même fugace – une sensation visuelle comme sur Monhegan Island, 2012 et Rays Of Light ou une émotion plus intime sur Love ou For Juniper. C’est au travers de cette immersion attentive dans les détails évanescents qu’il parvient à saisir ici un peu de l’essence de l’instant, à abolir le flux du temps sans chercher à créer artificiellement l’événement. Une exigence de précision et d’épure qui, comme sur tous les grands albums de peu – le dernier Talk Talk ou le premier Lambchop, par exemple – confère un relief saisissant aux moindres des éléments musicaux disposés, ça et là, avec goût et parcimonie. Des instruments aussi chargés de connotations parasites que le saxophone ou la pedal steel finissent ainsi par se fondre harmonieusement, par petites touches presque abstraites, dans les trames élaborées autour de la guitare acoustique et dans cette harmonie d’ensemble qu’ils contribuent à rehausser. Pas un mot trop saillant, pas une seule note superflue : c’est rare et c’est très beau.