On ne dit pas adieu comme on dit bonjour. Non. On n’abandonne pas un bout de sa vie comme on accueille le facteur. A moins, peut-être, de s’appeler Marc Almond, de n’avoir jamais su faire la différence entre sa joue gauche et sa main droite, et de présenter la claque et la bise comme des siamoises de cabaret lorsqu’il chante Say Hello, Wave Goodbye avec Soft Cell. Mais c’est une autre histoire. Celle qui nous occupe commence il y a vingt-six ans, à Londres, lorsque je découvre Slow Emotion Replay sur l’album Dusk de The The, le deuxième et dernier disque qu’enregistrera Johnny Marr, l’ancien guitariste des Smiths, avec l’Anglais Matt Johnson, sorte de Tom Waits égaré au rayon fournitures scolaires d’un Sainsbury’s.
Je dois avouer qu’à l’époque, je ne connais rien de la musique de Matt Johnson et de son groupe, à l’exception d’une chanson, This is The Day, que mon ami Christophe a malicieusement glissé pour moi sur une compilation le jour de mon départ pour l’Angleterre. Ce jour-là, je ne me procure Dusk que pour entendre, encore, la guitare de Johnny Marr : la mélancolie pendue aux arpèges de sa Fender Jazzmaster me fascine, même si ses projets post-Smiths ont pour moi le goût de thé froid. Ce n’est d’ailleurs pas sa guitare mais son harmonica qui me serre la gorge dès les premières notes de la chanson : le train que j’ai laissé emporter mon adolescence six ans plus tôt dans le fade out crépusculaire d’I Won’t Share You, le dernier titre du dernier album des Smiths, est à nouveau en gare et annonce bruyamment son départ à grands jets de vapeur dont les volutes s’enroulent autour de mon cou comme une écharpe d’acacia dans le matin acier de l’hiver londonien.
Car tandis que Matt Johnson s’interroge sur ce qui ne tourne pas rond sous son trilby (« Everybody knows what’s going wrong with the world / And I don’t even know what’s going on in myself »), je suis moi-même en proie à des questions un peu trop grandes pour mes Dr. Martens : je vis à Londres depuis cinq mois, la date de mon retour en France se rapproche, doucement, et je n’ai pas la moindre idée de ce que va bien pouvoir être ma vie. J’ai 22 ans, je n’ai plus un sou en poche, un diplôme universitaire que j’ai décidé de ranger au fond d’un tiroir, je hante les rues d’une ville où les fantômes sont déjà trop nombreux, et le plancher du studio que j’occupe au 47 Hungerford Road, à l’est de Camden Town, penche comme le pont d’un navire sur le point de sombrer.
Mes repas se composent invariablement de pain de mie blanc, de cheddar et de margarine. On m’arrête plusieurs fois dans la rue pour me demander de rejoindre un groupe, moi dont le répertoire de guitariste s’arrête au milieu du XIXe siècle. Ou pour faire des photos, mais nu. Je sais d’instinct que je suis en train de rater quelque chose, mais quoi ? Je ne suis pas venu ici pour améliorer mon anglais mais pour l’électricité, celle qui manquait à ma vie provinciale, et à l’avenir auquel mes études ont essayé de me préparer. Mais pour l’heure, je n’ai plus de chauffage, et dans mon petit blouson de jean noir, j’ai froid. Ezequiel, l’éleveur de chinchillas brésilien avec lequel je partage quelques cours à l’université, m’offre un manteau en peau retournée bon marché. J’en pleure un peu, à l’abri des regards, mais j’ai moins froid. Je sais que je me souviendrai de ce geste toute ma vie. Je lis, Wilde, dont je bredouille de temps à autres les aphorismes dans le bureau des vigiles des grands magasins de disques d’Oxford Street, Shakespeare, Cioran en français. Et j’écris, en anglais, sur les SDF qui dorment la nuit dans les stations de métro de la Northern Line, ou sur le tueur en série au marteau qui terrorise la ville. Mon ami Sorin, qui m’apprend comment chez lui, à Bucarest, un homme doit toujours marcher trois pas derrière son épouse dans la rue, me convainc, après plusieurs vodkas au sel, que je ferais un journaliste convenable, en réalité la seule véritable idée que j’aie emporté dans mes bagages. Avant de s’installer à Londres, Sorin était étudiant électronicien, fils d’un apparatchik du régime de Ceausescu, puis il y avait eu la révolution, et il était devenu journaliste, une mitraillette en main. Moi, j’ai échappé au service militaire pour venir ici, alors la nuit, dans mon lit-armoire, je rêve que les mots seront un jour des balles, les phrases mes petits soldats.
En entendant, juste après le premier refrain de Slow Emotion Replay, Johnny Marr dérouler ses arpèges en volées d’escalier et à nouveau souffler dans son harmonica au revoir à dix années passées au service de chanteurs cyclothymiques, je sais qu’il va bientôt me falloir, moi aussi, abandonner celui que j’étais avant de déchirer le cellophane de la cassette de Dusk, et tâcher d’accueillir celui que je vais devenir le cœur léger. Je ne sais pas encore que ce sera là l’histoire de ma vie avec toutes ces chansons que je continuerai d’écouter dix fois, cent fois, mille fois. Une histoire de débuts et de fins perpétuellement renouvelée, une histoire de la vie et de l’amour.
Je ne sais plus vraiment qui j’ai laissé au 47 Hungerford Road en retraversant la Manche pour, finalement, m’installer à Paris à l’automne 1993. J’espère qu’il vit toujours le rêve qu’enfant j’avais fait d’être né Anglais, comme mes idoles. Moi, j’ai essayé de vivre le sien, mais avec ce regret : je n’ai jamais appris à jouer de l’harmonica.