Qui aurait parié en écoutant Austerity Dogs en 2013, que huit ans plus tard Sleaford Mods se placerait numéro 4 des ventes d’albums au Royaume-Uni ? Jason Williamson et Andrew Fearne auraient été les premiers à croire à une blague idiote. C’est pourtant sans compromis et avec une légère évolution d’album en album que le groupe s’est imposé comme l’un des plus essentiels et importants de ces dernières années. Voir sur scène un lad taillé comme un coton-tige ingurgitant des litres de bières derrière son laptop pendant qu’un ex-punk hurle dans un micro comme si sa vie en dépendait a certainement permis au groupe de se démarquer et de faire parler de lui, mais ce sont surtout la qualité des textes de Jason et l’inventivité des boucles d’Andrew qui justifient cette moisson de lauriers mérités. Depuis Eton Alive, leur précédent album, on devinait l’envie de s’orienter vers un format plus traditionnel. Si Spare Ribs emprunte cette nouvelle piste, notamment grâce aux deux singles pop Nudge It et Mork n’ Mindy, l’album n’en reste pas moins profondément marqué par l’identité du groupe. Au cours de cette interview, Jason Williamson revient sur le travail acharné qui a permis la lente ascension de Sleaford Mods, mais également sur ses remises en question et le succès totalement assumé qu’il rencontre depuis quelques temps. Avec Spare Ribs le groupe a certainement trouvé son Key Market. Vous pouvez compter sur eux pour ne pas s’y attarder trop longtemps.
Lorsque je t’ai rencontré en 2015 tu disais être conscient que certains contenus de textes privaient le groupe de passage télé ou radio. Sans rien avoir changé, vous vous retrouvez aujourd’hui numéro quatre des ventes en Angleterre avec Spare Ribs. Es-tu fier d’en être arrivé là sans aucun compromis ?
Nous sommes vraiment contents. C’est étrange d’avoir un tel succès. Nous avons juste continué à faire ce que nous aimons en restant le plus loyal et le plus honnête possible. Il y a quelques années, j’étais persuadé que les gens se lasseraient vite de nous. C’est l’inverse qui s’est produit. Sommes-nous devenus des meilleurs songwriters ? Je n’en ai pas la moindre idée. Le contenu des paroles est toujours le même car l’actualité ne pousse pas à le changer. On dirait juste que les gens ont commencé à s’habituer à mes jurons.
Le premier confinement n’a pas été facile pour toi. Un grave problème de dos t’empêchait de dormir. Additionné au repli forcé sur le cocon familial, quelles ont été les conséquences sur ton écriture des textes ?
Être enfermé à la maison a évidemment joué. Ce problème de dos a été soigné par un traitement plutôt lourd. Ça m’a un peu déprimé. J’ai commencé à me sentir triste et effrayé. J’ai aussi éprouvé des remords pour mes actions passées. Mon dos est en mauvais état depuis mon enfance. Du coup je me suis replongé dans mes souvenirs. J’ai beaucoup pensé au gamin que j’étais à l’époque. Ça m’a fait perdre tout espoir dans le futur. Ça ne transparaît pas tant que ça dans le disque. Je suis sorti de cette noirceur en pensant à ma famille. Malgré tous ces sentiments, j’ai dû me montrer positif pour les soutenir dans cette période compliquée.
Repenser à ton enfance t’a-t-il rendu nostalgique ?
J’ai grandi dans une cité à Grantham dans le Lincolnshire. On ne peut pas dire que j’ai eu une enfance joyeuse. Où que je regardais, mon environnement semblait sombre et austère. Ce n’est pas mon habitude de penser à ces choses-là car je suis toujours tourné vers le futur. J’ai beaucoup réfléchi à qui j’étais à l’époque et aux connexions existantes avec la personne que je suis devenue aujourd’hui. A tel point que j’ai remis en question mes principes et mes croyances, c’était une étape nécessaire. Il faut parfois se tourner vers le passé pour pouvoir mieux avancer. J’ai voulu donner un aperçu de mon enfance dans l’album. C’est de ça que parle Mork n’ Mindy.
Tu as franchi une étape supplémentaire au niveau des parties chantées par rapport à l’album précédent. Quelles sont les raisons qui t’ont motivé ?
Le r’n’b, la soul et la musique pop des années 80 ont pris une place importante dans mon quotidien. Je suis de plus en plus intéressé par l’idée d’être un songwriter plutôt qu’un rappeur ou un punk. Écouter de la musique plus calme m’a incité à en faire. Je pense qu’il faut que l’on prenne quelques risques avec Sleaford Mods et que l’on expérimente cette facette. Je veux voir où ça va nous mener, mais en tentant de repousser les limites de ce qui existe déjà. Le punk et le hip hop ont commencé à m’ennuyer il y a deux ans. J’avais l’impression d’entendre tout le temps la même chose. Ça m’a forcé à devenir plus ouvert d’esprit.
Quels albums pop t’ont marqué récemment ?
Miami Memory d’Alex Cameron et Designer d’Aldous Harding par exemple. Alex Cameron a une approche originale et innovante au niveau de ses textes et de son chant. Aldous Harding a réussi à apporter de la modernité à un style qui se veut d’habitude traditionnel. Ces deux artistes sont intouchables. En ce moment, je suis dans une période où j’écoute plus de chansons que d’albums. Je passe de l’une à l’autre suivant mes envies. Je n’arrive à me concentrer sur des albums qu’en tournée. C’est le seul moment où je peux m’isoler sans problème du fait de l’absence quasi totale de responsabilité. Depuis presque un an, c’est différent, je suis à la maison et je m’occupe de ma famille.
On sent une évolution au niveau du son, globalement plus électronique. Comment abordes-tu les compositions d’Andrew lorsque tu dois écrire tes textes ?
A chaque fois, c’est un véritable challenge. Je me dois d’être à la hauteur de sa musique. J’en suis le premier fan. Même quand je sous-estime certains instrumentaux, je les prends en pleine face le lendemain lorsque je les réécoute. C’est le type de pouvoir qu’a sa musique sur moi. Elle n’intimide jamais, mais elle est pourtant brillante. Je galère souvent pour trouver de bonnes idées. Je ne devrais même pas préciser à quel point je respecte sa contribution au groupe. Il a toute ma confiance. Andrew connaît et comprend mes goûts, et moi les siens. Nous gardons toujours ça en tête lorsque nous travaillons chacun de notre côté.
Ajouté à des vocaux qui ne sont plus clamés à 100 à l’heure, le côté plus downtempo et électronique de Spare Ribs permet à l’auditeur de souffler un peu. Au regard du chaos politique qui entoure l’Angleterre, nous aurions pu nous attendre à l’inverse !
Ce n’était pas l’idée de départ. Nous avons échangé un peu sur l’humeur que nous souhaitions donner à l’album avant de nous mettre au travail. Nous savions également que nous voulions collaborer avec d’autres artistes. Tout le reste s’est mis en place naturellement. Nous avons enregistré vingt-huit titres au total, et douze ont été laissés de côté. Nous avons tenté des approches différentes. Chacune d’entre-elles était tournée vers un format chanson plutôt que vers ma diatribe habituelle. Il y a eu beaucoup de fausses pistes avant d’arriver au résultat final.
On retrouve deux invitées, Billy Nomates et Amy Taylor sur l’album. Comment sont nées ces collaborations avec ces deux artistes ayant, comme vous, une identité bien marquée ?
Nous avons pensé que leur façon de chanter pouvait entrer en connexion avec notre univers. Billy Nomates a une voix expressive, presque soul. C’est quelque chose que je voulais dès les premières ébauches de Mork n’ Mindy. Amy a presque la même approche que moi pour le chant. Elle a un bon débit (rire). Il nous a fallu du temps pour arriver au résultat souhaité pour Nudge It, mais ça en valait la peine. En comparaison, le titre avec Billy n’a pris qu’une heure pour ses prises. Ces deux morceaux sont mes préférés de l’album car ils sont différents de ce que nous avons l’habitude de produire, j’aime leur côté pop. Il est tellement difficile d’écrire une chanson pop de qualité que je suis fier d’être arrivé à un tel résultat avec ces deux singles.
Vous allez beaucoup entendre parler du côté plus pop, plus chanté de vos nouveaux titres. On est pourtant loin d’un changement radical. Comme à votre habitude, il y a toujours un côté brut. Rien n’est léché. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
C’est quelque chose qui est là depuis le début. C’est principalement lié à notre amour du Wu Tang Clan et du hip hop en général. Nous aimons la musique chaotique. C’est pourquoi nous n’avons pas toujours d’introductions dans nos chansons, ou que des sons débarquent de partout. Tu as souvent l’impression que certains titres ne sont pas tout à fait terminés. Comme tout le monde, nous faisons des erreurs. Avec Andrew, nous décidons souvent de les garder si elles n’affectent pas trop le morceau.
Tu donnes l’impression de revendiquer ce côté brut et spontané, limite je-m’en-foutiste. En réalité, à quel point êtes-vous des bosseurs ? Passes-tu énormément de temps sur tes textes ? Travailles-tu ta technique vocale ?
Je n’ai pris des cours de chant qu’au moment où le groupe a commencé à décoller. Je perdais ma voix trop souvent. J’ai dû apprendre à contrôler ma respiration. Pour le reste, ça a évolué avec le temps. Par contre, il m’a fallu beaucoup de temps et de travail pour trouver mon propre style d’écriture. C’était d’autant plus difficile que j’ai dû m’adapter à ce que me proposait Andrew. On ne peut pas considérer sa musique comme étant traditionnelle. On peut la définir comme complexe. Il a aussi travaillé dur de son côté pour arriver à un tel résultat. Ce qui fait aujourd’hui notre alchimie n’était pas présent dès le début du groupe.
Pourrais-tu expliquer aux fans français la signification du titre de l’album qui a une forte connotation politique ?
Spare Ribs signifie que nous sommes tous des victimes collatérales du modèle économique. Il n’y a rien de nouveau à ça, nous en sommes conscients. Il faut travailler pour gagner de l’argent. Au début de la pandémie, mon pays a connu une vague de décès qui aurait pu être évitée si nous avions pris des mesures plus tôt. Préserver l’économie était plus important pour l’État que le bien-être de ses citoyens. Ça m’a fait penser que les citoyens étaient comparables à des côtes que l’on retire du corps du capitalisme. Comme s’il était normal de nous sacrifier au nom du capitalisme pour que le paysage économique continue de fonctionner.
Tu penses que Sleaford Mods ne fait plus partie des outsiders. Est-ce parce qu’aujourd’hui on vous site en tant qu’influence pour toute une nouvelle génération d’artistes ?
Nous ne sommes plus un groupe obscur. Nous sommes devenus visibles sur le marché commercial. Des gens n’écoutant pas forcément notre musique savent qui nous sommes. J’ai travaillé dur pour en arriver là et je compte bien en profiter. A ce niveau de popularité, nous ne faisons rien qui entre en conflit avec les personnes que nous sommes vraiment. On n’essaie pas de faire croire à notre public que nous avons toujours un travail pourri en parallèle ou que nous n’avons pas un centime en poche. Ça m’attriste quand les gens nous critiquent parce que nous avons du succès, mais je ne peux rien y faire. Avoir du succès est le rêve de chaque musicien.
Ce qui n’a toujours pas changé, c’est l’humour dans tes textes. Penses-tu que de manière générale, les gens ont du mal à le percevoir ?
J’ai l’impression que beaucoup de personnes passent à côté. Surtout sur la politique. Les gens comprennent ce qu’ils veulent et ça me va. J’ai parfois un peu de mal quand on attaque certains de mes propos alors qu’on a rien compris au message que je voulais passer. Ça m’a toujours intéressé de comprendre comment la perception des opinions des autres se forme. Mais c’est un vaste sujet.
Tu utilises Instagram pour diffuser des vidéos. Elles sont rarement sérieuses. Je pense notamment aux Late Night With Jason ou aux recettes de Baking Daddy pendant le confinement. Quelle idée avais-tu en tête pour ces vidéos de recettes de cuisine dignes des pires jeux d’acteurs de films pornographiques ?
(Il éclate de rire.) J’avais juste envie de me marrer. Nous n’avons jamais voulu faire notre promo de manière traditionnelle. Il n’y a rien de plus ennuyeux. Encore plus pendant le confinement. J’ai publié un Baking Daddy sans vouloir en faire une série. Mais ça a eu du succès immédiatement. On a passé un super moment à filmer tout ça. J’espère que ça aura permis à quelques personnes d’oublier le bordel ambiant.