Depuis maintenant six ans, la revue Audimat permet à un discours critique et théorique ambitieux sur les musiques populaires de se développer. Un espace singulier dans le monde francophone, remarquable par son exigence et son ouverture, au sein duquel peuvent se côtoyer des articles aux thématiques aussi variées que le grime, l’auto-tune, Anne Sylvestre ou encore le Field Recording. Une aventure qui se poursuit logiquement aujourd’hui avec la création d’une maison d’édition, et la traduction de l’ouvrage désormais définitif de Simon Reynolds sur le glam rock. Un choix qui n’a rien d’étonnant dans la mesure où Reynolds incarne une figure tutélaire pour toute une tradition d’écriture sur l’objet pop. On pense bien évidemment ici à son monumental Rip It Up and Start Again sur le post-punk, ou encore à Retromania, formidable réflexion sur la crise d’un certain modernisme et la nostalgie post-historique qui l’accompagne – pour ne pas évoquer d’autres ouvrages non encore traduits comme Energy Flash sur l’explosion rave britannique ou The Sex Revolts sur la politique musicale des sexualités. Avec Le choc du glam, nous retrouvons une approche caractéristique d’une démarche qui entend saisir un phénomène culturel comme un fait social total, et qui lui permet de creuser ce qui semble être l’une de ses grandes obsessions : l’interrogation sur l’histoire et la modernité, comme si la pop, en tant que forme imbriquée dès son origine aux techniques de production des industries culturelles, offrait un lieu privilégié pour appréhender les mutations du contemporain.
Il l’indique dès l’introduction de son ouvrage, appréhender « le glam en tant que période » implique de dénouer les enjeux portées par une époque travaillée par une ambiguïté constitutive entremêlant le « radical et le réactionnaire », mobilisant « la puissance du simulacre » pour porter à son paroxysme une logique de l’image et de la déréalisation. Quelque chose qui aurait à voir avec ce que le théoricien marxiste Fredric Jameson comprend avec la catégorie de postmodernisme, entendue comme la « logique culturelle du capitalisme tardif » qui précisément rend problématique notre capacité à nous projeter au sein d’un horizon historique émancipateur. Le glam comme chant du cygne d’un certain vingtième siècle, achevant et liquidant dans une orgie de paillettes et de théâtralité surjouée ce que la pop aurait eu de libératrice.
C’est donc un retour sur ce bref mais intense moment de la pop de la première moitié des années 70 (mais aussi en allant beaucoup plus loin, de l’early punk aux développements les plus contemporains de l’esthétique glam, en passant par le disco, le post-punk ou encore les musiques électroniques), que Simon Reynolds nous propose dans Le choc du glam, soucieux de se départir de la seule posture de l’érudit-rock pour mieux investir celle du commentateur social. Ceci en mobilisant deux types d’affects : celui du souvenir d’enfance tout d’abord, avec la remémoration de la découverte de Marc Bolan à Top of the Pops, et celui, plus réflexif, du journaliste musical s’attachant à repérer la persistance du motif glam dans l’histoire des formes. Autrement dit : le glam rock, en tant que modalité esthétique générale, a durablement marqué l’inconscient collectif pop. Et ce de multiples manières : comme jeu sur le spectacle, sur le show business au sens warholien du terme, comme reprise d’une esthétique au croisement du décadentisme « fin de siècle » et du cabaret weimarien, ou comme logique de perturbation proto-queer des identités de genre, entre autres items caractéristiques. L’organisation du livre, par chapitres construits autour des grandes figures du genre – de Marc Bolan à Bryan Ferry/Roxy Music en passant bien évidemment par David Bowie (quatre chapitres) – ou d’autres plus marginales – Moot the Hoople, Slade, Gary Glitter, Alice Cooper, les Sparks ou encore Queen, etc. -, implique de se concentrer sur l’une des caractéristiques majeures du glam : la centralité de l’icône et de l’image. « (…) Le pouvoir de fascination d’un temps où la pop était surhumaine, idolâtre, démente, un vrai théâtre d’artifices enflammés de gestes grandioses. »
Tout le caractère ambivalent du glam rock réside dans cet énoncé, tiraillé entre ce qui serait de l’ordre d’un éloge de l’apparence, de l’illusion, et ce qui renverrait à une volonté de libération et de création authentiques. Bowie a pu l’exprimer dans une interview pour le NME en 1972 : « Je suis une personne d’image. Je suis terriblement conscient des images et je vis en elles. » Le génial créateur de formes est ici toujours guetté par le cynisme du spectacle. Aura et fétichisme se révèlent être des éléments constitutifs du glam, et participent de son ambiguïté fondamentale : jouer avec la puissance narcotique des images, contourner l’iconoclasme typique de la contre-culture 60’s, a toujours caractérisé la démarche d’artistes séduits par le faux-semblant, l’artifice et la sophistication. On pense bien évidemment ici au Bowie de Ziggy Stardust ou de la trilogie berlinoise, ou encore au Bryan Ferry dandy retro-futuriste des deux premiers Roxy Music. Car il s’agit aussi dans le même temps pour Simon Reynolds de défendre avec passion et érudition la force d’innovation de créateurs qui auraient en quelque sorte poussé à son point d’aboutissement et de renversement la logique du fantasmagorique. Une visée qui a durablement marquée les musiques populaires – pensons à Prince, Lady Gaga, Grace Jones ou Kate Bush, toutes et tous évoqués dans le dernier chapitre du livre – et qui caractérise un continuum esthétique aujourd’hui toujours influent. Comme si le glam avait pu incarner jusqu’à ses extrémités les plus paradoxales la vérité d’une époque de part en part structurée par le spectacle marchand. Et c’est précisément toute la force de la somme de Simon Reynolds que de nous permettre d’en penser l’une des manifestations sub-culturelles, tout autant que de nous plonger dans une histoire passionnante d’un moment fondamental de la pop moderne.
Le choc du glam par Simon Reynolds. Traduction : Hervé Loncan. 704 pages. Editions Audimat, 2020.
Simon Reynolds, Rit It Up and Start Again, Allia, 2007.
Simon Reynolds, Retromania, Le Mot et le reste, 2012.
Simon Reynolds, Energy Flash, Faber and Faber, 1998.
Simon Reynolds, The Sex Revolts, Sepent’s Tail, 1995.
Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, ENSBA, 2007.