Simon Joyner, Coyote Butterfly (BB*Island / Grapefruit)

Owen, le fils de Simon Joyner, est mort d’une overdose en août 2022 et cet album lui est, bien sûr, dédié. Pendant plus d’un an, le songwriter du Nebraska s’est tu, tiraillé par les injonctions contradictoires engendrées par l’insurmontable : tenter d’exprimer l’indicible tout en étant convaincu que, face à la page vierge, il sera de toute façon impossible de parler d’autre chose. Dans de telles circonstances, il semble n’exister que deux solutions. La première consiste à tenter de prolonger en un équivalent formel la rupture existentielle absolue : surligner le coup dur en brûlant ses propres vaisseaux musicaux, ne plus rien faire comme avant parce que rien n’est plus comme avant. Skeleton Tree (2016) de Nick Cave en l’occurrence, où ne paraissaient subsister que les cendres d’une discographie soudainement obsolète. La seconde, tout aussi respectable et à peine moins radicale, consiste à se réinstaller, tant bien que mal, dans la vie telle qu’elle demeure. Ici, le deuil n’est pas une étape qu’il s’agirait de ponctuer pour mieux la franchir. Il se niche au cœur des chansons aux apparences familières. Il accompagne le quotidien. Il surgit dans la vie normale, au détour d’un regret ou d’un souvenir.

Simon Joyner / Photo : DR
Simon Joyner / Photo : DR

En apparence, rien n’a changé ou pas grand-chose. Vingt-troisième jalon d’une œuvre déjà riche de nombreuses évocations dramatiques du désespoir ou de la perte – Skeleton Blues (2006), Ghosts (2012) pour ne citer que les titres les plus explicitement funèbres – Coyote Butterfly semble donc s’inscrire dans une certaine continuité : des chansons aux contours toujours aussi épurés, interprétées d’une voix aux fêlures à peine plus marquées, en compagnie de quelques amis de longue date, les plus proches, et qui témoignent de leur soutien avec pudeur et discrétion (David Nance, James Schroeder, Kevin Donahue, Ben Brodin, et Michael Krassner). Seules deux séquences sonores et instrumentales, en début et en fin d’album, laissent entendre que, hors-champs, quelque chose de différent s’est déroulé. Quelques chants d’oiseaux et de cigales enregistrés respectivement à l’anniversaire de la naissance et du décès d’Owen, comme deux sas destinés à tamiser ce qui sépare le silence et la parole chantée.

Entre les deux, huit morceaux d’une intensité sobre et bouleversante, suffisamment travaillés pour que l’on envisage de les réécouter sans éprouver d’inconfort coupable ou de gêne à contempler une souffrance qui ne nous appartient pas. Joyner aborde d’ailleurs lui-même cette ambivalence à exposer à vif ses propres plaies, sans les creuser davantage, sur A Broken Heart Is Best Kept Out Of Sight. Il parvient à conserver cet équilibre ténu, sur le fil en alternant, comme au rythme d’une respiration qui reprend après un souffle coupé, entre des moments de projection où le chagrin irradie sur le décor ou les lieux (The Silver Birch, Biloxi) et des séquences de réminiscences intimes (My Lament). Comme souvent, la longue tradition américaine dans laquelle il n’a cessé de s’inscrire, ce sont à la fois l’honnêteté impitoyable et le sens aiguisé du détail qui préservent du pathos : des chiens qui aboient sous la pluie, à l’unisson du drame ; une chemise trop grande qui appartenait au fils et que le père porte pour accompagner le labeur du deuil. Et qui lui permet de conclure sur une note de résignation teintée d’optimisme – There Will Be A Time – où les yeux gonflés par les larmes finissent par entrevoir non pas une fin heureuse mais une suite. Pas tout de suite, certes, mais dans un avenir encore lointain que ces quarante minutes magnifiques contribuent à construire.


Coyote Butterfly par Simon Joyner est disponible chez BB*Island / Grapefruit

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