À 56 ans, Shaun Ryder continue régulièrement à tenir le micro sur scène lors de reformations de ses groupes Happy Mondays et Black Grape. Le livre en langue anglaise Wrote For Luck : Selected Lyrics édité par Faber & Faber réunit 28 des textes des chansons de celui en qui feu Anthony Wilson, responsable du label Factory, jamais en retard d’un compliment ou bien d’un bon mot pourvu que cela fasse parler, distinguait un poète égal de William Butler Yeats. Une comparaison dans un premier temps difficile à confirmer, faute de paroles imprimées avec les disques, tout comme l’aptitude naturelle à déchiffrer l’accent de Manchester, de toute façon guère évocatrice de ce côté-ci de la Manche…
Connu comme le loup blanc au tout début des années 80 dans son quartier de Little Hulton, en banlieue de Manchester, Shaun William Ryder, plutôt délinquant juvénile qu’élève modèle, arrête ses études à 14 ans et travaille sur des chantiers de construction. Lorsqu’il tente de monter un groupe, il recrute d’abord deux accointances et son cousin Matt Carroll, futur graphiste. Le trio Central Station Design, avec son frère Pat et la dénommée Karen Jackson, signera les pochettes des futurs Happy Mondays, en rupture avec la politique d’un Peter Saville, jusque-là seul interlocuteur habilité à présenter visuellement les artistes Factory. Au début des années 1980, Shaun Ryder embarque dans sa quête, pour remplacer la moitié démissionnaire d’un quatuor sans nom, son petit frère d’un an et demi Paul à la basse, et un certain Mark Day à la guitare. Malgré le départ en 1982 du cousin Matt, lui aussi à la basse, les choses s’accélèrent enfin grâce à un batteur, Gary Whelan, ex-espoir du football anglais sélectionné jusqu’en équipe de jeunes, qui amène avec lui un copain, Paul Davis, désigné en désespoir de cause pour jouer des claviers. En 1984, les Happy Mondays, tous sauf Whelan employé à la poste, avec Peter Hook, bassiste de New Order, parmi les récipiendaires d’un courrier souvent dépouillé par leurs soins d’éventuelles valeurs, sont d’attaque pour leurs premiers concerts lors de tremplins musicaux où il sont plus souvent éliminés d’entrée que distingués. Mais à l’occasion de l’un d’entre eux à la Haçienda, le quintette attire l’attention de Phil Saxe, un vendeur de fringues au marché aux puces permanent de l’Arndale Centre autrefois DJ du club local Northern Soul The Twisted Wheel, qui devient leur manager. Forts d’une cassette démo avec les chansons The Egg (d’après la voiture jaune qui leur permet de sillonner sans relâche Manchester et ses alentours), Delightful et Weekend Starts Here (rebaptisée plus tard Weekend S), persuadés d’être le chaînon manquant entre Funkadelic et Can, soit une véritable machine à danser alors que leur musique reste timide, maladroite et pataude, les Happy Mondays obtiennent de faire la première partie de New Order à Salford et Macclesfield en avril 1985, puis rejoignent le label Factory grâce à son directeur artistique Mike Pickering (Quando Quango) et rentrent en studio avec ce dernier en tant que producteur pendant l’été. Le Forty Five Ep sort en septembre, le même mois que le So Young de The Stone Roses enregistré par Martin Hannett, sans rencontrer plus d’écho que celui du quatuor. Shaun Ryder impose à cette époque son meilleur ami Mark “Bez” Berry comme sixième membre, officiellement “percussionniste” sur scène mais de fait “danseur” bientôt emblématique. Les Happy Mondays, avec ou sans Bez, succèdent à Simply Red pour répéter dans les combles de la salle de concerts The Boardwalk après avoir occupé ses premières années, sans nom et sans concerts, la maison des parents du guitariste puis trouvé refuge dans une école de Swindon, le quartier du batteur. Au printemps 1986, le groupe est invité par John Peel à enregistrer sa première Peel Session : parmi les 4 chansons, Kuff Dam, Olive Oil, Cob 20 figureront un an plus tard sur le premier album, et Freaky Dancin’ dès le mois d’août sur son second disque Freaky Dancin’/The Egg, produit cette fois avec Bernard Sumner, chanteur-guitariste de New Order. Le succès n’est pas encore au rendez-vous malgré une presse spécialisée favorable, depuis le statut de “Single of the week” pour l’hebdomadaire Melody Maker jusqu’à The Observer, sous la plume d’un Simon Frith pas encore complètement passé à la sociologie. Dans le supplément du Melody Maker consacré aux Happy Mondays à l’été 1990, en pleine hystérie “Madchester”, et rédigé par Bob Stanley (déjà initiateur de Saint Etienne, avec la reprise du Only Love Can Break Your Heart sur Heavenly), qualifie Freaky Dancin’ de “single britannique le plus important de la fin des années 1980”, rien que ça…
Pour leurs débuts en concert à Londres, ils se produisent en première partie des locaux et plus réputés The Weather Prophets, et tout se passe tellement bien que suit une tournée britannique début 1987 aux côtés du trio helvète Young Gods et des vétérans bruitistes de Blurt, sans oublier entre les deux, un camouflet dans une toute petite salle londonienne devant une demie-douzaine de fans. Dont Jeff Barrett, qui organisait le concert de The Weather Prophets et deviendra l’attaché de presse des Mondays avant d’initier en 1990 le label… Heavenly. En fin d’année 1986, Happy Mondays est en studio à Londres pour tenter de boucler son premier album en dix jours, avec à la manœuvre le quadragénaire gallois John Cale, ex-Velvet Underground producteur des Stooges, Nico, Patti Smith, The Modern Lovers, mais aussi Marie Et Les Garçons ou bien Modern Guy, et qui vient de finir Pop Model de Lio. Selon Shaun Ryder dans les annotations de Kuff Dam (“Mad fuck” à l’envers), cette dernière, ainsi que Tart Tart, ‘Enery et Weekend S, soient quatre des dix chansons d’un premier album au titre à rallonge, Squirrel and G-Man Twenty Four Hour Party People Plastic Face Carnt Smile (White Out), sont retenues pour figurer dans ce recueil des paroles de son cru, les précédentes gagnent à être oubliées. Longtemps sur scène, Shaun Ryder, faute de s’en rappeler, répétait en boucle celles dont il se souvenait. Loin de travailler ses textes à l’avance, celui qui se présente volontiers comme quasiment analphabète mais qui a, selon son frère, pris l’habitude depuis l’adolescence d’écrire ce qui lui passe par la tête, complète comme il le peut les compositions des Mondays couchées sur bande. L’extrait Tart Tart, qui mélange, après une intro instrumentale inhabituellement longue de plus d’une minute, la description de la mort précoce d’une femme amie du groupe, anecdote sur Martin Hannett et paranoïa sur le SIDA – un thème confirmé par celui des Maladies Sexuellement Transmissibles pour ‘Enery – précède en mars 1987 d’un mois l’album. Le texte le plus facilement compréhensible est celui de Weekend S, où l’auteur décrit l’ambiance nocturne du Manchester des années 1980, hors Haçienda et pré-acid house, où l’entrée des marchés à la viande saoûle est soumise au port d’une tenue “convenable”, mais où la violence machiste reste de rigueur. Cette thématique est donc plus proche de celles d’un Morrissey ou bien d’un Jarvis Cocker que des Mondays, bientôt caricaturés par la presse comme de petites frappes sans morale, champions de l’hédonisme à la petite semaine.
Non seulement le premier album des Happy Mondays ne se vend pas vraiment, mais le label Factory doit le retirer des bacs quelques mois après sa sortie… face aux menaces de poursuite des avocats de Michael Jackson, détenteur des droits des chansons des Beatles. Tout cela car la chanson Desmond utilise sans autorisation le fameux Ob-la-di, Ob-la-da. Une nouvelle version de l’album remplace Desmond par 24 Hour Party People, extrait en octobre 1987. Quinze ans plus tard, cette chanson donnera son titre au film de Michael Winterbottom censé retracer l’histoire du label Factory et de son responsable Tony Wilson. Mais pour l’heure, elle ne permet pas aux Happy Mondays de sortir de l’ombre. Phil Saxe passe le relais à Nathan McGough, ex-membre de Royal Family & The Poor, obscur groupe de Liverpool lié à Factory, devenu manager de The Pale Fountains puis de Kalima, formation un temps jumelle de A Certain Ratio, et de The Bodines. Le charismatique McGough est aussi l’associé dans le label Play Hard Records de Dave Haslam. Le DJ écrit dans son livre Sonic Youth slept on my floor : Music, Manchester and more (Constable, 2018) que quiconque serait venu à la Haçienda en janvier 1988 puis revenu en mars n’aurait pas reconnu l’endroit. Les membres des Happy Mondays et leurs amis, habitués des lieux pour y vendre des substances illicites, proposent désormais de l’ecstasy, un produit formidablement synchrone avec l’Acid house. Le nom du producteur du prochain album des Happy Mondays, soit disant capable de canaliser leur supposé talent créatif, ou plus prosaïquement capable de les réunir à horaires fixes et de leur tenir tête, reste sujet à caution. Dans l’un de ces raisonnements paradoxaux aux frontières de l’absurde dont Factory a le secret, le choix se porte sur Martin Hannett. Le responsable du son de Joy Division semble pourtant avoir perdu la main, et reste surtout en procès avec le label. Le lunatique Hannett n’a en effet jamais accepté la priorité accordée à la construction de la Haçienda, plutôt que dans l’aménagement d’un studio d’enregistrement à sa (dé)mesure. Les Happy Mondays retournent en studio à Driffield, à 3 heures de route à l’est de Manchester, pour 6 semaines à la fin de l’été 1988. En octobre, un mois avant l’album, sort Wrote For Luck.
Ce n’est pas pour rien que cette chanson donne son titre au livre : Shaun Ryder trouve là sa voix, pas forcément agréable à l’écoute mais singulière, voire remarquable. Faute de correspondre à l’idéal du bon chanteur, il n’est plus celui qui semblait se contenter d’annoner les paroles comme sur le premier album, voire de les éructer comme sur 24 Hour Party People. Shaun Ryder, au-delà de sa tradition non-sensique, marabout-bout de ficelle, langage crypté réservé aux initiés dans la confidence, raconte bel et bien quelque chose sur Wrote For Luck, et le transmet à qui veut bien l’entendre. Son verbe intraduisible devient universel. Les 10 chansons de Bummed – une expression de l’argot mancunien à caractère sexuel des Mondays – ont beau toutes figurer dans le livre, mais ce premier album enregistré sous ecstasy par l’ensemble de ses protagonistes, son producteur y compris, ne connaît qu’un succès d’estime. Le principal sujet d’inspiration de Shaun Ryder ? Son alter ego Mark Berry dit Bez qui lui sert de miroir, même si tout se mélange comme sur Moving In With, récit fragmentaire et recomposé de la colocation infernale entre Bez, Shaun Ryder et son frère Paul.
Les Happy Mondays assument leurs influences les plus évidentes, celles des Rolling Stones et des Beatles, sans que la musique du groupe ressemble à l’une de ces références. Performance emprunte son titre au film culte de Nicolas Roeg et Donald Cammell avec Mick Jagger sorti en 1970. Mad Cyril, avec son refrain énorme, enfoui sous la production démente de Martin Hannett, fait référence à l’un des personnages du film. Quant au funk malade à base de pédale wah wah de Brain Dead, il s’ouvre sur un clin d’œil au documentaire Gimme Shelter (1970) des frères Maysles sur la tournée américaine des Stones 1969, avec Altamont pour point d’orgue. Côté Beatles, Lazyitis, la chanson en conclusion de l’album, se contente de faire les poches de Ticket To Ride. Tant Fat Lady Wrestlers que Bring A Friend doivent aux excursions prolongées de Shaun Ryder à Amsterdam, terre promise de la drogue et de la pornographie. Contrairement à ce que laisse entendre un tel titre, Do It Better se veut un hymne à l’ecstasy et pas au sexe. Enfin, le titre de travail de Country Song en couverture de l’album était Some Cunt From Preston. Les Happy Mondays enregistrent une seconde Peel Session en février 1989, et, en bons élèves appliqués, se rappellent de leur premier album le temps de Tart Tart avant de doubler Mad Cyril avec Do It Better. Ils jouent à Paris en première partie de My Bloody Valentine au New Morning le 22 mars 1989, et Bez rejoint sur scène la tête d’affiche en fin de concert. En mai, le second extrait de Bummed est curieusement le peu accrocheur Lazytis, dans une nouvelle version en duo avec Karl Denver, chanteur écossais qui avait eu son quart d’heure de gloire dans les années 1960 et installé à Manchester. Non content de chercher à s’attirer les bonnes grâces d’un public plus âgé, Shaun Ryder ajoute pour l’occasion à ses paroles une (re)touche du Family Affair de Sly & The Family Stone et une autre du Gonna Make You A Star de David Essex. Reléguée en face B, une nouvelle version de Mad Cyril aurait-elle fait mieux que 7000 ventes anglaises ? Malgré ce nouveau coup d’épée dans l’eau, Tony Wilson est désormais certain du potentiel commercial des Happy Mondays.
De retour en Amérique du Nord, après une tentative avortée de jouer à New York un an plus tôt, où le groupe pourtant présent sur place avait déclaré forfait, les Happy Mondays assurent les premières parties des Pixies jusqu’à Los Angeles, avec parmi les spectateurs présents Axl Rose, les Beastie Boys et David Bowie. Dès septembre, les remixes de Wrote For Luck rebaptisé WFL par Vince Clarke, ex-Depeche Mode et moitié d’Erasure, d’une part, et par Paul Oakenfold, DJ londonien champion d’une house baléarique “made in Ibiza” à la rythmique accentuée, préparent habilement le terrain pour le disque emblématique deux mois plus tard. Madchester Rave On, avec son volet de remixes signés Oakenfold et Terry Farley, membre du collectif Boys Own, pour Rave On, et Oakenfold et Andy Weatherall, électron libre du même collectif dont le Loaded avec Primal Scream sortira en février suivant, pour Hallelujah. Le 23 novembre 1989, dans l’émission télévisée hebdomadaire britannique Top Of The Pops, c’est la consécration pour la nouvelle scène de Manchester.
Classés trentièmes, les Happy Mondays, avec le renfort aux chœurs de Kirsty McColl (fille de James Miller dit Ewan McColl, l’auteur mancunien de la chanson Dirty Old Town, mariée au producteur new wave incontournable Steve Lillywhite) pour mimer le vibrant Hallelujah, précèdent l’autre nouvelle entrée de la semaine, à la treizième place, le Fools Gold des Stone Roses, groupe de l’année au niveau national. Quatre ans après leurs premiers disques respectifs, qui dit mieux ? Le texte d’Hallelujah, où Shaun Ryder parlait de lui à la première personne (“Hallelujah, hallelujah/I’m Shaun William Ryder/Gonna lie down beside ya/Fill you full of junk”), n’a pas été retenu pour le livre, contrairement à Step On, pourtant une reprise du He’s Gonna Step On You Again du chanteur sud-africain John Kongos sorti en 1971. Mais Shaun Ryder y ajoute en amorce “You’re twistin’ my melon”, d’après une phrase attribuée à l’acteur américain Steve McQueen, et “Call the cops”, l’expression préférée d’un habitué de la Haçienda, pour atteindre la cinquième place des ventes au Royaume-Uni, soit une première pour les Happy Mondays. La voix de Rowetta Idah, chanteuse métisse d’origine nigériane, qui avait enregistré une poignée de disques dont deux sous son nom et participé à l’album Stars de Simply Red, apparaît pour la première fois aux chœurs pour Step On. Cette chanson devait à l’origine figurer sur la compilation Rubáiyát : Elektra’s 40th Anniversary, où des artistes en activité de la maison de disques américaine Elektra reprenaient des artistes de son catalogue avec pour tête d’affiche la version du Hello, I love you des Doors par The Cure. Les Happy Mondays jettent leur dévolu sur John Kongos, mais après avoir sorti Step On, doivent enregistrer une autre de ses chansons, Tokoloshe Man, cette fois sans en respecter le texte, pour proposer un inédit sur Rubáiyát, dont la sortie est prévue en septembre. Dans le cadre d’une tournée européenne, les Happy Mondays jouent au Truc(k) à Lyon-Vénissieux le 12 mars 1990, et le lendemain 13 mars au Bataclan. De retour au pays, 2 G-MEX, la plus grande salle de Manchester, précèdent ce mois-là à Londres la Wembley Arena en avril.
Désormais, pendant les deux prochaines années, les vies supposément hédonistes de Shaun Ryder et du fidèle Bez seront documentées sans relâche dans la presse britannique, y compris extra-musicale. L’album le plus attendu de l’année 1990 au Royaume-Uni, dont l’été a pour bande son le World in Motion de New Order, l’hymne de l’équipe anglaise de football, est bel et bien le Pills’N’Thrills And Bellyaches des Happy Mondays, enregistré dans les studios Capitol à Los Angeles par Paul Oakenfold et son assistant Steve Osborne mais finalisé à Londres. Il sort en novembre, avec en France un sticker “Rock & Folk/RTL : découvrez-les avant les autres”, alors que Bernard Lenoir, de retour sur France Inter en cette rentrée 1990 après 2 ans sur Europe 1, reste leur meilleur champion. Un mois avant l’album, l’extrait Kinky Afro se présente comme une variation autour du succès Lady Marmalade de la chanteuse afro-américaine Patti Labelle en 1974, où Shaun Ryder, dans sa 28ème année, chante “Son, I’m 30, I only went with your mother ‘cause she’s dirty/And I don’t have a decent bone in me”. Puis, lui qui a pour bassiste son frère (“I had to crucify some brother today”) et alors que leur père Derek, ancien comédien comique amateur avec une formation d’électricien, souvent sollicité pour sortir un son des instruments des Happy Mondays, a démissionné de son travail de postier pour les accompagner en tournée, est bien celui de “I said Dad you’re shabby/You run around and groove like a baggy”. Seules Donovan et Grandbag’s Funeral, parmi les dix chansons de Pills’N’Thrills And Bellyaches n’ont pas été jugées dignes d’être retenues pour le livre. Donovan est une évocation du chanteur écossais folk Donovan Leitch, alors une obsession pour celui des Happy Mondays. Il avait été question quelques mois plus tôt de reprendre sans les Mondays son Colours de 1965 avec Johnny Marr, l’ex-guitariste des Smiths, à la guitare. Fait notable, les frangins Ryder auront ensuite pour compagnes pendant une demi-douzaine d’années les filles de Donovan : Astrella avec Paul, et la plus jeune, Oriole, avec Shaun, qui ont eu une fille en 1995. À Kinky Afro, placé en ouverture, succède God’s Cop, où il est essentiellement question de James Anderton, le responsable de la police de Manchester en pleine guerre des gangs. Bientôt début 1991, la Haçienda devra fermer une première fois avant de rouvrir, mais le ver est dans le fruit, et l’été de l’amour sous ecstasy bel et bien fini.
Dennis and Lois sont un couple new-yorkais des plus tranquilles, que les Happy Mondays avaient rencontrés lors d’une de leurs premières visites de l’autre côté de l’Atlantique, sans que les paroles se rapportent spécifiquement à eux. Shaun Ryder mélange ici à foison des scènes réelles ou imaginaires, pour donner une idée du grand huit que représente une vie en tournée. Bob’s Yer Uncle, chanson sexy, sinon sexiste, s’il en est, fait finalement figure d’aveu amoureux au-delà de ses fantasmes exprimés à haute voix. En 2007, lors de ses funérailles, Tony Wilson avait encore surpris son monde post-mortem, après avoir expressément demandé parmi ses dernières volontés à ce que passe cette chanson pas forcément de circonstance… Holiday revient une nouvelle fois sur les visites de Shaun Ryder à Amsterdam au début des années 1980, et Harmony détourne, quatre ans avant le Shakermaker d’Oasis, le I’d Like To Teach The World To Sing (In Perfect Harmony), d’abord une publicité chantée pour Coca-Cola au début des années 1970, de The New Seekers, pour vanter de façon prosélyte les joies de l’Ecstasy. En mars 1991, l’emblématique Loose Fit est extrait de l’album et rien ne semble pouvoir arrêter les Mondays, désormais augmentés sur scène par Rowetta aux côtés de Shaun Ryder, quand elle ne partage pas son lit. Lui est alors officiellement en couple et sa compagne attend leur premier enfant. Les deux soirs à La Cigale à Paris les 1er et 2 mars 1991 annoncent hélas la suite : le cirque freak autrefois généreux en concert est devenu une machine à fric en pilotage automatique, et ne joue plus de titre antérieur à 1989 hormis Wrote For Luck. Un projet de Zénith à Paris à la rentrée 1991, avec en première partie The Farm, formation jumelle de Liverpool, tombe à l’eau.
Shaun Ryder a fait la couverture du numéro 27 du magazine Les Inrockuptibles de janvier-février 1991. Le chanteur sorti de désintoxication parle à Jean-Daniel Beauvallet et Christian Fevret pendant dix pages, et continue à régaler en anecdotes mais se préserve aussi finalement beaucoup. Les premiers nuages noirs de Pills’N’Thrills And Bellyaches, évidents à la réécoute de la seconde moitié d’un album plus proche de l’atterrissage (genre “comedown” du lendemain de fête) plutôt que du décollage vers un succès américain resté lettre morte, virent à l’orage sur …Yes, Please!, quatrième album à contretemps en septembre 1992. Depuis un an, le rock américain dit grunge fait école. Screamadelica, l’album-phare du “crossover” entre rock et dance signé Primal Scream avec Andy Weatherall, est sorti le même jour que le succès mondial Nevermind de Nirvana. Le label Factory, faute d’album de New Order, a reporté ses derniers espoirs sur des Happy Mondays, pourtant en perte de vitesse à l’aune de l’insuccès en 1991 de Judge Fudge, médiocre disque post-Pills’N’Thrills And Bellyaches, puis d’une interview homophobe dans l’hebdomadaire New Musical Express début 1992. Factory finance un enregistrement aux Barbades, dans le studio d’Eddy Grant, produit par Tina Weymouth et Chris Frantz, le binôme de Tom Tom Club et moitié de Talking Heads. Officiellement Paul Oakenfold n’est pas disponible. Plus sûrement, Tony Wilson pense qu’un couple de producteurs américains, fussent-ils des intellos, pourra aider à vendre les Mondays aux États-Unis. Mais Shaun Ryder est retombé dans ses travers, et surtout, n’arrive pas, au-delà de ses diverses addictions, à enregistrer quoi que ce soit avant de revenir en Angleterre. Il parvient péniblement, en pleine énième cure de désintoxication, à écrire neuf textes, et Theme From Netto, l’un des 10 morceaux de …Yes, Please! reste à l’état d’instrumental.
En amont de l’album …Yes, Please! figure Stinkin’ Thinkin’, dont le Melody Maker résume bien l’affaire : entre auto-apitoiement face au manque, et ressentiment souvent confus contre son propre groupe dont il n’aime plus la musique, au point d’être le seul texte de l’album inclus dans le livre. La tournée britannique en octobre vire au désastre. Le groupe de rap londonien Stereo MC’s, dont Connected, leur troisième album tout juste sorti, connaît le succès, passe de première partie en tête d’affiche, avec des Mondays relégués en ouverture. En novembre, Factory se déclare en faillite. Pendant plus de deux ans, Shaun Ryder va disparaître des radars médiatiques, exception faite d’une participation vocale à la chanson Can You Fly Like You Mean It? (Gungadin) en 1993 sur le disque Drifter d’Intastella, groupe de Manchester resté à quai. Tel le comte de Monte-Cristo, il prépare son retour en force, avec un nouveau groupe, Black Grape, initié avec Paul “Kermit” Leveridge, ex-Ruthless Rap Assassins, trio rap de Manchester qui a sorti deux albums chez EMI en 1990 et 1991, sans succès. Les textes des quatre chansons de Black Grape dans un livre attribué au seul Shaun Ryder posent d’ailleurs question, puisque l’ex-Happy Mondays a toujours présenté sa nouvelle formation comme un groupe où chacune des deux voix rebondissait sur ce que proposait l’autre.
En mai 1995, Reverend Black Grape, qui atteint la neuvième place des ventes au Royaume-Uni, est le premier extrait du futur album, It’s Great When You’re Straight, Yeah, dont la pochette de mauvais goût, portrait pop art du terroriste vénézuélien Carlos, est une nouvelle fois l’œuvre de Central Station. Avec ses dix titres, essentiellement une collision de refrains accrocheurs et de rap façon BD, It’s Great when you’re straight, yeah devient début août directement numéro un britannique des ventes d’albums en pleine britpop, face à des groupes comme Blur, Oasis, Pulp ou bien Elastica. Si le second extrait In The Name Of The Father est écrit par le seul Shaun Ryder avec l’aide du multi-instrumentiste californien Danny Saber, un des deux producteurs de l’album, Tramazi Parti, déformation volontaire de “temazi”, terme générique pour qualifier les pilules de temazepam, avec l’apport musical de Stephen Lironi, ex-Altered Images, l’autre producteur de l’album, et le troisième et dernier extrait Kelly’s Heroes, pour le film américain réalisé par Brian G. Hutton en 1970 avec Clint Eastwood, Telly Savalas et Donald Sutherland avec le titre français De l’or pour les braves, doivent forcément, comme Reverend Black Grape, à Leveridge. Le 2 novembre 1995, Black Grape, avec le fidèle Bez comme du temps des Mondays, est tête d’affiche du Festival des Inrockuptibles à La Cigale après les nouvelles têtes McAlmont et Salad. L’année suivante, à l’occasion du championnat d’Europe de football en Angleterre, Black Grape essaie sans y parvenir avec England’s Irie de refaire le coup du World in Motion de New Order, avec Keith Allen, le même comédien comique et le renfort de Joe Strummer, l’ancien chanteur de The Clash. Ensuite, il y aura un second album de Black Grape, Stupid Stupid Stupid (1997), dont l’échec vaut séparation. Deux ans après, première reformation des Happy Mondays sans Mark Day ni Paul Davis. Le ténor anglais Russell Watson, natif de Salford, la même grande banlieue de Manchester que Shaun Ryder, fait appel à lui en 2000 pour une reprise du Barcelona (Friends Until The End), que la soprano espagnole Montserrat Caballé avait interprété avec Freddie Mercury de Queen en 1987. Il y aura aussi un album resté sans lendemain, Amateur Night In The Big Top, enregistré en Australie en 2003 avec un autre de ses cousins, Pete Caroll, installé là-bas, un dénommé Shane Norton et Stephen Mallinder, ex-Cabaret Voltaire. Deux ans plus tard, Damon Albarn le recrute pour la chanson DARE, second extrait de Demon Days, le deuxième album de Gorillaz, et le morceau devient le premier numéro un britannique du groupe virtuel. Encore deux ans plus tard, en 2007, Uncle Dysfunktional devient le cinquième album des Happy Mondays à nouveau réunis depuis trois ans sans Day, Davis ni Paul Ryder et qui reviennent à La Cigale le 8 novembre comme tête d’affiche du Festival des Inrocks lors d’une soirée où se succèdent auparavant le quatuor parisien Koko Von Napoo, la formation londonienne New Young Pony Club et le trio brésilien Bondo do Role. En 2010, c’est au tour de Black Grape de se reformer brièvement. Shaun Ryder devient un candidat récurrent dans les émissions britanniques de télé-réalité et publie en 2011 son autobiographie, Twisting My Melon, rédigée avec le journaliste mancunien Luke Bainbridge. En 2012, nouvelle reformation des Happy Mondays cette fois avec ses 6 membres, alors que le quotidien britannique The Guardian offre avec son édition du 23 juin une copie CD de l’album Pills’N’Thrills And Bellyaches. En 2016, à l’occasion du championnat d’Europe de football en France, Black Grape devient Four Lions (avec le renfort de Goldie, ancienne gloire de la drum & bass / jungle, et Paul Oakenfold, devenu depuis Pills’N’Thrills And Bellyaches une vedette à part entière de l’industrie des musiques électroniques) pour sortir We Are England sur le propre label d’Alan McGee, l’ancien responsable de Creation Records, et manager de The Jesus And Mary Chain. L’année suivante, en 2017, sort Pop Voodoo, troisième album de Black Grape, avec pour premier extrait Nine Lives. Si Shaun Ryder réussit régulièrement à retomber plus ou moins sur ses pattes, il doit subvenir aux besoins de ses 6 enfants nés de 4 femmes différentes, dont l’actuelle, Joanne, retrouvée une vingtaine d’années après avoir été un flirt de jeunesse. Ce Wrote For Luck : Selected Lyrics est le quatrième volume d’une collection après le Mother, Brother, Lover de Jarvis Cocker en 2011, Lit Up Inside du chanteur irlandais Van Morrison en 2014 et du How To Be Invisible de Kate Bush l’an dernier.
HAPPY MONDAYS !
Well Wrote for them !