J’aurais pas dû apprendre à parler
Un monde sans mots
Comme j’aurais préféré
Vivre dans un monde où le sens ne prend pas de sens
Tamura Ryûichi
Le vieux Tamura n’a pas trouvé le monde sans les mots, même s’il l’a un peu vu.
C’est une légère nuance.
C’est une joie d’apprendre à fermer son claque-merde. C’est une joie de dire, de s’exprimer, de créer, en fermant son claque-merde. Ou en le laissant s’ouvrir, en le laissant se refermer, en se laissant être inaudible, sans situation, sans direction. Invisible, ou visible dans l’invisible. De l’eau dans de l’eau.
Ploc.
Et parfois un courant, une fluctuation. Plus forte que les autres. Mais comme on est bien peu de choses, comme on n’est pas grand-chose de plus que de la flotte dans des milliards d’hectolitres de flotte, on peut couler tranquillement, épouser le courant, voir du pays avec lui.
Puis constater qu’on s’est laissé attraper par un autre, et un autre, et un autre, et ainsi de suite.
Et donc se laisser attraper d’abord par la voix de Shannon Lay.
Puis très vite par ses mots. Mais des mots qui savent dire le silence – impressionnant – un art inhabituel – ou pas assez habituel – comment dire cet art sans le trahir ?
Cet été, je reçois d’abord Awaken and Allow/Geist au merveilleux hasard d’un e-mail. A capella, une prière au premier des degrés, hic et nunc, dharmique. Puis une merveille, guitare/contrebasse/piano électrique/Mellotron, “Smile on my face thinking of you”, ça me fait sourire, c’est contagieux. Certains mots sont faits pour l’été, d’autant plus qu’on les sait capables de vivre en hiver. Pourquoi faire évident ? Parce que ce n’est pas grave.
Évidemment, avec de tels augures, on creuse, on se renseigne. Deux albums existent déjà, le premier s’intitule Living Water (2017), tiens, l’eau vivante, le deuxième August (2019) car c’est le mois où les amarres ont été larguées définitivement – plus de boulot alimentaire, plus que de la musique, des tournées, des tournées, de la Californie au monde entier – Shannon Lay joue avec le groupe Feels et dans le Freedom Band de Ty Segall, qui “produit” donc August dans son salon, rustique, fin, dans le sens du vent, le bizarre quand il faut – pas trop.
Le premier album est beau, folkish, avec le tube Recording 15 qui m’était largement passé au-dessus de la tête – un ami m’écrit : “Mais ça fait des années qu’on écoute, j’aurais peut-être dû t’en parler, j’ai merdé.” Alors que je l’aime d’autant plus de retrouver son amitié aussi dans son goût pour la musique de Shannon Lay.
Tapie derrière, Emily Dickinson comme on trouve parfois l’évidence de Rimbaud derrière un premier album en France – il y a pire parfois que certaines évidences – à ne pas confondre avec les lieux communs – qui eux sont des nœuds de cerveau. Dickinson et Rimbaud sont des évidences, chaque instant, on peut toujours aimer qui les aime.
Le deuxième album, déjà, est immense. En deux jours, il devient disque de chevet.
On songe durée, on songe à ça et on découvre que November – sur un album intitulé August, donc – est dédiée à Nick Drake, et on n’est pas surpris.
La version filmée parle : le picking est bluegrass old-time, à deux doigts, pourtant c’est Drake qui vit là, et Lay.
Entre les deux rives de l’océan, ailleurs, partout.
Un disque qui n’est plus folkish : les aventures sortent de la chambre avec vue sur l’eau pour filer parcourir arcanes majeures et mineures – soit : tous les éléments de tous les moments du temps. Il n’y a pas de gros son alors et on s’en cague, il y a la réverbération quand c’est agréable, des bouts de cordes kirbyennes, des saxophones caliens, des micro-éruptions et la voix, un mystère – on envisage l’orphisme, on se sent, comme pour tout grand disque, initié.
Titre d’ouverture : Death Up Close.
Puis Nowhere : “Nowhere soon/Soon we’ll get to nowhere/And we’ll talk to no-one/And not meet there.”
On se balade librement dans l’intime silence dévoilé par la musique, dévoilé par les mots. Le silence dit et joué. Les secondes qui durent à la fin de chaque chanson, à la fin du disque, sont de même nature que chaque chanson, que le disque.
Toujours la même histoire, dont sa reprise de Ted Lucas n’est pas la pire version :
Et ainsi, sur la foi de ces deux albums et d’Awaken and Allow/Geist, on envisage d’attendre le troisième album à venir.
Patiemment.
On n’est pas déçu quand enfin on le découvre : il y a une reprise de Syd Barrett.
Le son est à peine moins rustique, le mode opératoire inactuel dans l’ère des arrangeurs de laptop : enregistrer les chansons en guitare/voix, puis balancer à droite et à gauche aux musiciens qui sauront magnifier le silence en le rompant modérément, à bon escient, à leur discrétion. Et ce n’est pas qu’une histoire de nom : que Devin Hoff, contrebassiste de Julia Holter, intervienne n’est pas un hasard.
Rare to Wake, guitare acoustique, voix, pistes de voix, contrebasse, uppercuts de caisse claire, piano électrique – “without change, something sleeps inside us” – époustoufle et fait songer à un autre folk à contrebasse (fois deux), celui de Terry Callier et de son The New Folk Sound of qui référait à John Coltrane, mais dans une version désormais piquée d’éclats des claviers d’In a Silent Way. Les paroles, chanson après chanson, cataloguent les impressions et les punchlines. Et dès la troisième plage on se dit, tout de même, cette inspiration mélodique, c’est pas croyable. Et cette voix, mixée en avant, c’est parfait. Et puis Dickinson, Drake, les mots sont là, toujours plus forts que les fictions appelées destins. Toujours plus aptes au calme, ou à la paix. Et on se rend compte qu’on n’écoute plus que ce disque depuis des jours et jours. C’est venu comme ça, aussi simplement.
Shores tient sa splendeur sur trois accords – et des dizaines d’autres de piano –, ça apparaît, disparaît, et la voix devant, mezzo-soprano qui double, triple, enveloppe, son en pleine face.
Untitled est le morceau le plus directement holterien, mais sans partition : tout dans le ciboulot, on se regarde, on y va, on jongle les signatures rythmiques et finalement on pense à l’autre grand H, Mark Hollis, et de ce qu’on peut faire de ces chansons – les jouer.
Un monde sans mots : July, qui clôt le disque, n’en a pas. Et crée le manque alors qu’il est plein. Et induit l’hésitation : remettre la première plage ? Ou laisser durer un peu ce qui suit la dernière note ?
L’un ou l’autre, ce sera bien.