Pour rendre justice au livre de Richard Balls, on pourrait reprendre la formule de Bob Dylan au sujet de Last Train to Memphis (la biographie d’Elvis par Peter Guralnick) : « Shane semble comme sortir ces pages, vous pouvez le sentir respirer. Ce livre annule tous les autres. » Certes, en nous lançant dans la lecture de cette très bonne traduction française, on pouvait se demander si après avoir visionné il y a quelques années Crock of Gold : a Few Rounds With Shane MacGowan de Julien Temple – fascinant documentaire consacré au génial barde punk anglo-irlandais -, nous avions encore quelque chose à apprendre sur lui. Et pourtant, ce livre qui se dévore d’une traite vient approfondir ce que le documentaire n’avait parfois fait qu’effleurer et se révèle plus passionnant encore. Richard Balls aura minutieusement enquêté pendant plusieurs années auprès de MacGowan lui-même, parvenant à lui arracher quelques difficiles mais essentielles confessions, entre deux sautes d’humeur alcoolisées. Tantôt disert ou muet comme une tombe, MacGowan aura donné du fil à retordre à Balls et il aura fallu beaucoup de patience et de tact à ce dernier pour parvenir à apprivoiser la bonhomme. Il faut aussi savoir que contrairement au commun des mortels, MacGowan ne distinguait à peine le jour de la nuit et le matin du soir, n’ayant aucune notion du temps ordinaire et pouvant vous laisser poireauter pendant des heures, apparaître et disparaître sans crier gare, se livrer à vous avec une exceptionnelle générosité ou vous envoyer sur les roses sans autre forme de procès.
On ne peut que saluer le travail colossal réalisé par Richard Balls, qui a recueilli et articulé avec talent des centaines de précieux témoignages de la famille – notamment sa sœur Siobhan et son père Maurice – des myriades d’amis et des compagnons de scène, et jusqu’à ses anciens profs, nous donnant un portrait parfois surprenant de celui que tout fan des Pogues croit connaître. Car derrière les frasques monstrueusement alcoolisées de « Shane O’Hooligan » et son air de grand dadais il y avait un amoureux de la littérature, qui dès le plus jeune âge dévorait Dostoïevski, Nietzsche, Joyce et tant d’autres, qui lisait toujours trois ou quatre livres en même temps et faisait également preuve d’une érudition monstrueuse – en terme d’histoire notamment-, pouvant soudainement se lancer dans des discussions érudites et lucides à quatre heures du matin avec Spider Stacy – le mythique flûtiste des Pogues -, en dépit d’autant de grammes d’alcool dans le sang ! Les témoignages s’accordent sur le fait que ce faux dilettante n’arrêtait jamais de bosser, même au pub, où il pouvait filer tout d’un coup à l’anglaise – ou à l’irlandaise devrais-je dire – pour aller chez lui écrire des paroles qui lui étaient subitement venues entre deux canons.
Sans complaisance ni tendance à l’hagiographie, Balls parvient à nous faire revivre l’ascension, la descente aux enfers et la résurrection d’un génie, laissant évidemment une place de choix à tous les faits d’arme des merveilleux Pogues, sans oublier les débuts des très racés Nipple Erectors – son premier groupe punk formé avec Shanne Bradley en 1976 – , ni la période également féconde et trop méconnue des Popes avec lesquels il aura signé quelques unes de ses meilleures chansons. Les anecdotes hilarantes sont légions et on en apprend vraiment des vertes et des pas mûres sur le mode de vie délirant de notre poète-punk préféré. On rencontre pléthore de figures mythiques dont il a croisé le chemin, de Joe Strummer à Van Morisson et Sinead O’Connor, en passant par les Sex Pistols, Nick Cave et les Dubliners. On se réjouit de découvrir ses influences musicales, notamment son goût immodéré pour Dylan, mais aussi pour les Jesus and Mary Chain, avec qui, faut-il le rappeler, il a collaboré magnifiquement sur l’album Stoned and Dethroned. Avec ce livre, on comprend également un peu mieux l’étonnante personnalité de cet électron libre, à la fois sensible et solide comme un rock, amoureux et volage, d’une loyauté inébranlable envers les siens mais incapable de gérer les conflits et fuyant anxieusement les responsabilités, résolument punk et épris de traditions, aussi à l’aise avec les jeunes blancs-becs qu’avec les anciens, autodestructeur et animé par une foi profonde. C’est tous ces paradoxes qui rendent le personnage incroyablement attachant et qu’on saisit davantage à chaque page.
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La deuxième partie du livre, celle qui raconte la dégringolade post-Pogues de Shane, totalement lessivé par les cadences infernales des tournées imposées par le producteur du groupe prend une tournure nettement plus sombre, voire glaçante. On y prend la mesure de la folie de sa façon de vivre, qui aurait dû le tuer mille fois et dont on se demande par quel miracle elle l’a laissé se hisser jusqu’à 65 ans. Car il n’y avait pas que la biture, il y a vite eu le speed, l’acide (jusqu’à 20 buvards par jours!!!!) et carrément l’héroïne, autant de saloperies qui ont failli avoir sa peau, celle de son couple et de sa carrière musicale. Les séquelles ont été énormes et les substances l’ont de facto rendu quasi-infirme, mais finalement, il aura eu une fin digne, entouré de l’amour des siens et couronné par une véritable consécration officielle de toute l’Irlande, son pays fantasmé.
On ressort de ce livre en ayant l’impression d’avoir couru les champs avec Shane dans le Tipperary idéalisé de son enfance, d’avoir partagé sa chambre d’ado londonienne remplie de musique, d’avoir été témoin de ses premières rencontres avec la littérature et de ses premiers essais à l’écriture, d’avoir été aux premières loges pour connaître l’ascension du punk, d’avoir d’avoir passé quantité de soirées mémorables avec lui à boire plus que de raison, d’avoir vécu avec lui ses histoires d’amour dans toutes leurs folles péripéties et d’avoir pu partager l’aventure des Nips, des Pogues et des Popes comme si on avait nous-même fait partie de ces groupes.