A ce jour, mon meilleur concert reste celui de Shame, le 23 avril 2018, à la Maroquinerie. L’énergie de Charlie Steen et de ses quatre compères londoniens, transmise à un public en furie, s’était chez moi muée en un sentiment de puissance jusqu’alors inconnu, qui avait persisté pendant des heures : sur le chemin pas toujours rassurant du retour, je chantais les airs de Songs of Praise, prête à en découdre avec quiconque oserait m’importuner. Lorsque j’ai eu l’opportunité de les rencontrer le 25 septembre dernier, avant leur passage au Levitation France d’Angers, il m’a semblé évident d’axer notre discussion sur le live. Je me demandais : comment un tel groupe de scène, en pleine explosion, a-t-il survécu aux confinements et aux restrictions de ces mois passés ? Tout d’abord, en publiant en janvier un second album, Drunk Tank Pink, encore plus enragé que le premier, puis en trompant cette faim de spectacle, la leur comme la nôtre, avec Live in the Flesh, un docu-concert filmé au Electric Brixton de Londres en octobre 2020, présentant enfin les versions en sueur de sept de ces nouveaux morceaux.
Qu’est-ce que ça vous fait d’être de retour sur scène après cette période étrange ?
Charlie Forbes (batterie) : C’est fabuleux.
Sean Coyle-Smith (guitare) : Exquis.
Charlie Steen (chant) : Divin.
Quel était votre état d’esprit durant les confinements ?
Steen : Ça a été si long que ça s’est passé en plusieurs étapes, particulièrement à Londres, car le virus a été géré différemment suivant les endroits. Il y a des périodes où nous avons pu répéter. Durant le premier confinement, qui a duré trois ou quatre mois, nous étions tous séparés. Par contre, pendant le confinement de l’hiver, nous avons sorti notre album. Ça a été une bénédiction car ça nous a permis de rester actifs entre la sortie, la promo et les interviews, et de faire tout ce qu’il nous était possible de faire, comme Live In The Flesh.
Coyle-Smith : Ça a aussi été un moment de paix car d’habitude, quand il y a des concerts, c’est vraiment intense. C’était agréable en ce sens. Je suis devenu maigre pendant le premier confinement, et gros pendant le second [rires]. Ce qui a été difficile, c’est qu’en confinement, tu ne fais rien, et rien ne t’inspire. Tu restes chez toi, rien ne se passe, tu ne sors pas, tu ne fais l’expérience de rien. Quand tu es en tournée, tu te sens inspiré parce que tu vas dans plein d’endroits incroyables, tu rencontres plein de gens géniaux. Et puis ça faisait très longtemps que nous n’avions pas passé autant de temps sans nous voir. Ça a duré combien de temps déjà, six mois?
Steen : Quatre mois.
Coyle-Smith : Ça m’a semblé être une éternité.
Pouvez-vous concevoir l’idée de composer de la musique sans la jouer sur scène ?
Coyle-Smith : Non, c’est essentiel pour nous.
Steen : Je pense que quand tu écris quelque chose, c’est pour pouvoir ensuite le présenter en concert ; c’est la finalité.
Qu’est-ce qui vous a motivés à faire ce film, Live in the Flesh ?
Steen : C’est le Covid. Nous ne pouvions pas faire de concerts, et nous voulions marquer la sortie de Drunk Tank Pink. On a pensé que ça pourrait être un truc drôle à faire avec le réalisateur Ja Humby [réalisateur de King Krule: Live on the Moon, 2018], avec qui nous avions tous envie de travailler. C’était un moyen de jouer enfin notre musique, un moyen de faire découvrir aux gens les morceaux de Drunk Tank Pink, à un moment où les concerts, socialement distancés ou non, étaient tout simplement impossibles.
Y a-t-il des artistes ou des groupes qui vous inspirent par leur présence sur scène ?
Forbes : The Hives
Steen : The Hives sont super. Nous allons à tant de festivals, nous voyons tellement de concerts, quand quelque chose est vraiment bien, ça sort du lot. Nick Cave and the Bad Seeds, c’est incroyable sur scène. Iggy Pop est incroyable. Nous avons vu plein de performances géniales, et ça nous donne forcément envie de nous améliorer.
Comment vos morceaux naissent-ils : travaillez vous d’abord individuellement, ou plutôt en improvisant tous ensemble ?
Coyle-Smith : Disons pour commencer qu’ils naissent trèèès lentement.
Forbes : Très lentement. Nous avons besoin de jammer beaucoup, tous ensemble, puis de mettre les choses en ordre. Ça prends beaucoup de temps.
Et comment procédez-vous pour enregistrer ? C’est difficile de vous imaginer jouant vos parties séparément, il y a aussi une forte énergie live sur vos albums.
Coyle-Smith : Aussi surprenant que ça puisse paraître, nous faisons plutôt comme ça. Souvent, on enregistre d’abord les percussions et la basse avec un métronome. C’est plutôt déconstruit.
Steen : Nous venons d’enregistrer un nouveau single que nous avons cette fois-ci enregistré en conditions live [en jouant tous en même temps, en une prise].
Forbes : Je crois que c’était la première fois que nous faisions ça.
Steen : C’était la première fois.
Avez-vous senti une différence ?
Forbes : On ressent que c’est du live, et je dois reconnaître que ça apporte quelque chose au morceau.
Steen : Oui, j’ai trouvé ça vraiment cool. Ton commentaire est juste, nous sommes perçus comme un groupe de live, et ça peut paraître étrange que nous enregistrions les morceaux si séparément. C’est bien de le faire enfin de cette manière. Tout doit bien marcher en même temps. C’est plus risqué, mais la gratification est plus grande.
Vous avez enregistré Drunk Tank Pink dans un petit village français. J’ai vu qu’IDLES avait aussi enregistré là-bas…
Coyle-Smith : Oui, ils étaient là juste avant nous.
Steen : Ils y étaient avec leurs enfants.
Coyle-Smith : C’est un studio génial, vraiment génial. C’est dans ce village appelé La Frette, qui est à environ vingt minutes de train de Paris, sur la Seine.
Steen : C’est super beau.
Coyle-Smith : Nous mangions tous les jours des trucs délicieux, probablement trop de trucs délicieux. La personne à qui le studio appartient, Olivier [Bloch Lainé], est un mec super.
Comment cela est-il arrivé ?
Coyle-Smith : Je crois que c’est James [Ford], le producteur de Drunk Tank Pink, qui a produit le dernier Arctic Monkeys là-bas. C’était une super expérience. L’équipe est adorable, et tu séjournes dans ce vieux manoir français tout droit sorti des années 1900. Tu es à l’étage, et le studio est en bas. Tu te réveilles et tu vas direct au boulot, pas besoin de voyager jusqu’au studio ou quoi que ce soit…
Une dernière question : avez-vous peur que le Brexit impacte la scène musicale britannique, et son influence sur le reste de l’Europe ?
Coyle-Smith : Absolument.
Steen : Je pense que ça a déjà commencé.
Coyle-Smith : Ça va aussi être plus compliqué pour les groupes européens de venir au Royaume-Uni. C’est triste, vraiment.
Forbes : Les gros groupes viendront au Royaume-Uni. Par contre, les petits groupes britanniques ne pourront pas se payer les tournées en Europe qui leur permettraient de se faire connaître sur le continent, donc on va juste se retrouver coincés.
Steen : Il y a un bon sytème de subventions pour la culture en France, en Allemagne et dans beaucoup d’autres endroits en Europe. Au Royaume-Uni, il est quasiment inexistant, donc ça va devenir très, très compliqué pour beaucoup de groupes britanniques. Tu as besoin d’aller en Europe, tu as besoin de faire des tournées ailleurs pour te développer.