Le réalisateur de « Petite Fille », actuellement diffusé sur Arte, parle de ses liens avec la musique.
De cette année artistiquement mise sur pause, il est malgré tout sorti de très belles choses. Ainsi, le réalisateur Sébastien Lifshitz a présenté cette année deux films, tous deux bouleversants et salués par la critique, le premier au Festival de Locarno et le second à la Berlinale 2020. Sorti sur les écrans en septembre, Adolescentesdonne à voir la trajectoire de deux jeunes filles, Emma et Anaïs, suivies par le documentariste pendant 5 ans. C’est un film exceptionnel, une captation d’une justesse folle de ce qu’est l’adolescence, cette période où tout change et où tout vibre autrement. Dans Petite Fille, diffusé sur Arte, Lifshitz filme Sasha, petite fille née garçon. Tout y est déchirant, la parole de ses parents, les réactions d’une société qui peine à sortir de ses archaïsmes et, bien entendu, le regard de la petite Sasha, inoubliable. Dans les deux cas, l’élégance de la mise en scène et le choix parfait de la musique sont mis au service d’une émotion profonde et intense dont on ne sort pas indemne.
L’an dernier, le centre Pompidou avait consacré une importante rétrospective à Sébastien Lifshitz, s’appuyant à la fois sur son travail reconnu de documentariste de Vies Minuscules, comme aimait les nommer Pierre Michon, et sur son amour de la photographie vernaculaire, à travers une installation d’une grande force émotionnelle. L’Inventaire Infini, le titre était parfait. Venu de l’art contemporain, Sébastien Lifshitz construit un projet artistique d’une grande pertinence dans laquelle émerge sans cesse une réflexion sur l’identité, l’altérité et le récit de soi, comme dans Les Invisibles (2012) consacré au vécu des homosexuels nés pendant l’entre-deux guerres ou encore Les Vies de Thérèse (2016), remarquable portrait de Thérèse Clerc, figure du féminisme militant. Lifshitz est également commissaire d’exposition, Mauvais Genres a ainsi marqué les Rencontres de la Photographie d’Arles en 2016. A propos de sa collection de photographies amassées au gré des années, Lifshitz déclarait « Ce peuple d’inconnus c’est nous » et c’est justement cela qu’il met en œuvre dans tout ce qu’il propose, il me semble, la mise à nu d’un grand Nous.
Dans la belle émission radiophonique de Marie Richeux, Par les temps qui courent, Sébastien Lifshitz disait : « Ce qui m’intéresse, c’est la permanence des traces ». Et peut-être que tout son travail est là. Les visages photographiés, les paroles et les silences, la vérité des visages capturée par la caméra. Des traces. Traces de ce que l’on est, réellement, profondément, dans la réalité de ce que l’on vit ou dans le fantasme de celui qui nous imagine. Des traces, encore, des traces, toujours. Et peut-être que les chansons sont tout autant de traces de nos identités, multiples, intimes, singulières. Les chansons se diffusent en nous et s’impriment, densifiant la pellicule du tissu de la mémoire, de ce que nous partageons tous, notre façon d’être au monde. Les morceaux choisis par Sébastien Lifshitz pour ce Sélectorama, comme pour ses films, ne disent pas autre chose que cela : de tout ce que nous vivons, il faut tenter de conserver des traces.
Douze morceaux choisis par Sébastien Lifshitz
01. Bernard Herrmann, Walking Distance (1959)
« Herrmann est un des compositeurs de musique de film qui me fascinent le plus. Je rêvais de pouvoir un jour utiliser un thème de lui. Et c’est dans Les Invisibles que j’ai pu utiliser le score méconnu qu’il a composé pour un des épisodes de la série Twilight Zone, Walking Distance. Tout Herrmann est là, une musique aux accents romantiques, sombre et inquiétante, comme un prélude de Wagner. On y retrouve aussi la tonalité du score de L’Aventure de Mme Muir que j’aime tant. »
02. Sufjan Stevens, No Shade In The Shadow Of The Cross (2015)
« J’aime Stevens depuis ses tous premiers albums mais lorsque Carrie & Lowell est sorti, je me suis passé le cd en boucle. C’est un portrait de famille, un récit intime, à fleur de peau. J’aime son hyper sensibilité, sa manière de chanter comme s’il était collé à mon oreille et qu’il chantait uniquement pour moi. »
03. Vincent Gallo, When (2001)
« C’est un album qui m’envoute. Son côté bricolé, home made, me touche. Là encore, on a l’impression d’entrer dans un journal intime. »
« Au début des années 2000, j’ai rencontré Antony / Anohni pour un de mes films, Wild Side. Il est venu de New-York pour être dans la scène d’ouverture du film, celle où il chante dans un café parisien entouré d’une trentaine de femmes transgenres dont Stéphanie, l’héroïne du film. J’en garde un souvenir très fort. Antony chantait a capella. Les filles tout autour le regardaient, fascinées. Son chant était comme une prière. »
06. Philippe Sarde, Le Choix des Armes (Suite) (1981)
« J’ai choisi ce morceau de Sarde, peut-être moins connu que d’autres, car le dialogue entre cette contrebasse solo et le London Symphony Orchestra est étonnant. Sarde est un grand compositeur, étrangement mal aimé aujourd’hui. Je suis marqué par la musique de ses films des années 70 et 80 empreints de lyrisme : Tess, Barocco ou La Pirate. »
07. Curtis Mayfield, The Makings of You (1970)
« J’ai tellement écouté ce disque… mes parents avaient le vinyle à la maison, je l’ai découvert ado et depuis il m’accompagne. »
08. Tindersticks, My Oblivion (2003)
« J’ai eu la chance de travailler avec Stuart et David sur mon dernier film Adolescentes. Le groupe a composé le score du film. L’exercice était difficile car musiquer un documentaire n’est jamais évident. Il ne fallait pas que la musique déborde et prenne le dessus. Stuart a proposé sa vision du film à travers des mélodies intimistes qui prolongeaient les voix d’Emma et Anaïs, entre cordes et celesta. Pour cette sélection, j’ai choisi la chanson My Oblivion car c’est une de mes préférées, sorte de longue complainte où la voix de Stuart est déchirante. »
09. Portishead, Roads (Live) (1998)
« On pourrait considérer Roads comme l’hymne d’une époque, l’hymne de toute une génération. J’ai vu plusieurs fois Portishead en concert et aussi Beth Gibbons en solo lorsqu’elle a sorti son album. Ce sont des moments qui m’ont marqué. L’intensité dramatique du chant de Gibbons en contraste avec sa réserve naturelle la rendait fascinante. »
10. Jocelyn Pook, Masked Ball (1999)
« J’ai travaillé avec Jocelyn sur plusieurs de mes films. C’est une immense musicienne. Elle a le goût du collage et travaille depuis de nombreuses années sur les voix, toutes les voix, à partir de messages qu’on peut lui laisser sur son répondeur, d’entretiens qu’elle enregistre et mêle à ses compositions. Kubrick avait utilisé son don sur Eyes Wide Shut, notamment sur la fameuse scène du bal masqué qui m’avait hypnotisé à l’époque. »
11. Frank Ocean, Dear April (2020)
« J’adore Frank Ocean, sa voix, ses mélodies, ses arrangements. Channel Orange est un grand album comme sa mixtape Nostalgia-Ultra. Il balance beaucoup de demos sur internet et j’aime beaucoup celle-là. Et puis, dans ce monde ultra-macho du rap et de la musique noire américaine, il a eu le courage d’affirmer son homosexualité. Chapeau bas ! »
12. John Parish, Plein Sud (2013)
« J’ai travaillé avec John sur le score de Plein Sud. Peu de gens le savent mais John n’est pas seulement le compositeur et arrangeur de PJ Harvey, il compose aussi des musiques de films. J’avais remarqué celle d’un film flamand qu’il avait composé et je lui proposé une collaboration. Il a composé des morceaux avec sa guitare électrique et ça a collé tout de suite aux images. La musique a apporté un surplus de profondeur qui faisait un peu défaut au film. Sa guitare ramenait parfaitement le son des road-movies, des traversées solitaires et douloureuses. »
« Petite fille », le nouveau documentaire de Sébastien Lifshitz présenté dans la section Panorama à la Berlinale 2020, sera diffusé le 2 décembre sur Arte à 20h50, et visible sur arte.tv du 25 novembre au 30 janvier, ou juste ci-dessous.