Selectorama Les Disques Du Crépuscule

Au début des années 1980, le centre du monde (enfin du monde de la musique intéressante) s’était déplacé à Bruxelles. Là, autour des Disques du Crépuscule fondés par Michel Duval et Annik Honoré, convergeait le meilleur d’un postpunk élargi, allant des expérimentations les plus pointues à la variété pop, et souvent alliant les unes et les autres. Tout cela était porté par une mélancolie très européenne, un rien élitiste, qui rassemblait sur les sorties du label et de ses sous-labels (Radical Records à Paris, Operation Twilight à Londres et Crépuscule au Japon) artistes et groupes de Manchester, New York, Düsseldorf, Edimbourg, San Francisco, Liverpool, Berlin, Lille, et Bruxelles évidemment. Singles et albums certes, mais, peut-être de façon plus emblématique, compilations surtout, dont la trilogie fondatrice From Brussels with LoveThe Fruit of the Original Sin et Ghosts of Christmas Past. Le label est toujours en activité, avec quelques péripéties, mais j’ai choisi pour ce Selectorama de me concentrer uniquement sur ses trois premières années.

1. A Certain Ratio, Shack up!

(fac bn 1- 004 / « les disques du crépuscule présentent » – août 1980)

Avec ce 45 tours, les Disques du Crépuscule font leur première apparition publique, comme une simple mention ( « les disques du crépuscule présentent ») sur la délicate pochette signée Benoît Hennebert d’une référence de Factory Benelux, sous-label de Factory monté par Honoré et Duval pour sortir des titres des artistes mancuniens que Tony Wilson jugeait moins urgents. Cette reprise de l’éphémère groupe funk Banbarra (n°4 des Billboard Dance Charts en 1975) est l’un des meilleurs morceaux d’A Certain Ratio : rythmique et voix blanches (au sens émotionnel, car le groupe est pluri-éthnique), superpositions dissonantes, échos dubesques…

02. The Durutti Column, Party

(The Fruit of the Original Sin, TWI 035 – 1981)

Party est un titre de The Durutti Column mal-aimé par son auteur. J’avoue avoir pourtant toujours eu un faible pour sa voix fragile autant que pour ses arpèges techniquement irréprochables. S’ouvrant par un déchirant « Dreams burnt out forever / This is a party / How did I get in? », se poursuivant par des mots d’une étrange beauté (« The girl I came with / Lying drunk on the floor / I don’t remember her name / It doesn’t matter anymore »), ce morceau, longtemps indisponible hormis sur deux compilations Crépuscule (version live sur la cassette Some Of The Interesting Things You’ll See On A Long-Distance Flight, version vinyle à peine plus produite sur The Fruit of the Original Sin, les reprises en CD les excluant) rejoint pour moi au panthéon duruttien le diptyque « The pain is black / The pain is bright » de Never Known. Sur la compilation The Fruit of the Original Sin, on peut aussi l’écouter en lisant la description du fastueux bal donné à Venise en 1951 par Carlos de Besteigui -un tout autre genre de party – dans une pochette ouvrante qui est peut-être l’une des plus belles conceptions visuelles de Benoît Hennebert pour Crépuscule.

03. Paul Haig, Justice

(12″, TWI 101, oct 1983)

Crépuscule hébergea les tout derniers morceaux de Josef K, groupe d’Edimbourg repéré par Postcard Records, avant de faire de son leader, Paul Haig, l’un de ses grands espoirs de percée commerciale. Celle-ci n’arriva jamais… Cependant, à partir de 1982, Haig sortit sur Crépuscule une suite de 45 tours, de maxis et d’albums, un moment en licence avec Island – qui y croyait donc aussi. Comme le reste de « l’album perdu », enregistré en 1982-1983, Justice faillit bien ne jamais sortir. Une version produite par Alex Sadkin (connu pour son travail avec Bob Marley, Grace Jones ou Duran Duran) fut cependant pressée, à peu d’exemplaires, en 1983. La voix de crooner détaché, typique de Haig, y est posée sur une electropop qui garde quelque chose de bricolée. Les rythmiques, quoique émanant de synthétiseurs sophistiqués, ne peuvent cacher leur origine dans la boîte à rythme plutôt basique d’où elles sortaient dans la version de 1982, dont on entend un bout sur l’assez mauvais remix autoproduit qui figure sur la face B. Le résultat,  paradoxal, est magique.

04. Mikado, Message de Noël

(Ghosts of Christmas Past (remake), TWI 158, déc 1982)

L’idée de sortir des compilations de Noël est un bon exemple de l’esprit Crépuscule. Il s’agit en effet d’utiliser un format apparemment ringard (mais qui a donné quelques exemples éclatants de réussite,  par exemple avec les Bing Crosby Christmas Classics), en sachant qu’il a peu de chance malgré tout d’attirer un public friand de variétés commerciales, et de faire enregistrer aux artistes du label et de quelques labels amis (Postcard, Factory, Compact) des morceaux composées pour l’occasion ou des reprises à leur façon, qui les fera découvrir avec tout le snobisme qui convient. Pour l’édition 1982 de la série, sous une pochette peinte par Jean-François Octave qui recompose neo-expressionnistement une crèche, Mikado, duo bordo-parisien qui vient de sortir son premier single (Par hasard / Ce garçon-là), propose en version electrominimalisme de charme (voix susurrée de Pascale Borel, rythmique synthétique sautillante de Gregori Czerkinsky) leur lecture de ce programme contradictoire. Le projet cohérent de Mikado assura leur éphémère triomphe au Japon et faillit être compris en France lors de la sortie de leur single suivant, après leur départ de Crépuscule (Naufrage en hiver). Il n’en résulta qu’un album, même si chacun des deux membres ont depuis sorti d’autres morceaux tout à fait recommandables sous d’autres noms.

05. Antena, Camino del Sol

(Camino del Sol mini Lp, TWI 114 – 1982)

Le postpunk avait permis d’explorer tous les recoins négligés ou méprisés des musiques populaires ou expérimentales. Le trio français Antena inaugura sa collaboration avec Crépuscule avec Boy from Ipanema, bossa électronique d’apres le morceau au titre féminin d’Antonio Carlos Jobim, popularisé dans les années 1960 par Astrud Gilberto. Camino del Sol reste dans la même veine mais il s’agit cette fois d’une composition originale, néo-moderne pour ainsi dire, comme la villa et le mobilier balnéaires qui figurent sur la couverture du mini-LP auquel il donne son titre, signée Benoît Hennebert. Les remixes de Joakim ou Todd Terje en 2006 montrent son impact durable. Ils n’atteignent cependant pas la grâce de l’original, qui combine exotisme de pacotille – mais conscient de l’être – et romantisme désabusé.

06. The Pale Fountains, Something on My Mind

(12″, TWI 118 – juin 1982 / 7″, OPT 009 – juillet 1982)

Hormis avec Orchestral Manœuvres in the Dark, Factory avait clairement choisi Manchester. Crépuscule à manifesté dès l’origine un esprit plus curieux et ouvert. Les Pale Fountains, de Liverpool, sont tout ce que Manchester n’est pas. Pop en bois (guitare douze cordes), cuivre (trompette d’Andy Diagram) et cordes (quelques violons) contre synthétiseurs et basse agressive. Délicatesse optimiste contre mélancolie sombre. Référence à Love et Burt Bacharach contre Kraftwerk et le Velvet. Découverts par Patrick Moore, l’opérateur du sous-label britannique Operation Twilight, The Pale Fountains auraient dû être énormes et leur chanteur à la voix et aux mélodies angéliques, Michael Head, une star mondiale (comme le promettait l’étoile en relief qui ornait la pochette de certains des 7″ – alors que le 12″ était pourvue d’un guère heureux dessin façon Signe de piste, l’une des seules fautes de goût de Benoît Hennebert). Au lieu de cela ils resteront un groupe culte. Mais pour ceux qui pratiquent ce culte, Something on My Mind est le début d’une très longue histoire, qui se poursuivit sous d’autres cieux mais que les cieux du crépuscule virent/firent naître avec ce morceau.

07. Marine, A proposito dei Napoli

(Rive gauche 12″,  RAD 006 – mars 1982)

Marine fut certainement, avec The Names et Polyphonic Size, le meilleur groupe new-wave belge. Ses prestations en concert ont marqué tous ceux qui y ont assisté par leur énergie débridée, qui n’avait peut-être alors d’égale que celle de Rip Rig & Panic à Bristol ou Liquid Liquid à New York. Le 12″ Rive Gauche fut enregistré par la seconde mouture du groupe, après qu’une partie s’en fût séparée pour fonder Allez Allez. Sans abandonner le funk blanc sur les autres morceaux du EP, le trompettiste Marc Desmare, pilier de Marine, compose avec A Proposito dei Napoli la bande son d’un film que l’on imagine à la fois pathétique et à rebondissements quoique portée par une trame de fond continue, qui anticipe en partie ce que fera plus tard Tindersticks (Crépuscule commandera effectivement en 1983 à ses artistes des reprises de musiques de film, rassemblées en 1991 dans la compilation Moving Soundtracks).

08. Repetition, A Full Rotation

(7″, TWI 031 – juillet 1981/ A Day In October / Un Jour en octobre, RAD 005 – déc 1981)

The Still Reflex, le premier 45 t de Repetition, un groupe londonien, sortit sur Crépuscule en janvier 1981, avec une production signée Rob Gretton, manager de Joy Division puis de New Order. La filiation est claire. Mais, lorsque leur chanteuse, Sarah Osborne, quitta le groupe pour rejoindre Marine (qu’elle fit très vite imploser), son remplacement par Steve Musham leur donna un nouvel élan, remarquable dans ce morceau. Hélas sans lendemain. Peut-être leurs choix graphiques étaient-ils trop désastreux, ou plutôt trop désespérément conventionnels, pour ne pas plomber la légèreté qu’ils apportaient à un son très Factory. Surtout sur un label qui habituait ses aficionados à un degré d’exigence très élevé en toutes choses. On préférera donc écouter ce morceau sur A Day In October (Un Jour En Octobre), la compilation de Radical Records (Disques du Crépuscule, Section française), à la conception visuelle sobre et élégante.

09. Thick Pigeon, Subway

(7″, TWI 038 – janvier 1982)

Il est étonnant de constater rétrospectivement à quel point l’esthétique du minimalisme musical incarnée paf la musique dite « répétitive  » est présente dans les premières années de Crépuscule, non seulement dans les morceaux qui appartiennent directement à ce genre, comme ceux composés par Michael Nyman ou Wim Mertens, mais aussi dans des formes plus pop. Ici, en version électronique, elle pose le paysage sonore d’une dérive new-yorkaise décrite en parler-chanter, d’une voix quasi mécanique, par Miranda Stanton. Celle-ci, après avoir proclamé mémorablement « Boys / like / to urinate / in the corners / all over / the concrete », répète plusieurs fois la séquence « The dirt gets in the way », avec des changements à peine perceptibles, jusqu’à complète métamorphose. Le 45 t Subway est encore enveloppé dans une pochette de Benoît Hennebert : une macrophotographie de spores teintée, élégante mais peut-être trop peu ambiguë. L’album qui suivra, en 1984 (Too Crazy Cowboys), sera plus adéquatement conçu visuellement par l’artiste Lawrence Weiner, maître de la répétition et de la variation performatives.

10. Tuxedomoon, Queen Christina

(Divine, OPT 001/TWI 056 – mai 1982)



En 1981, le chorégraphe Maurice Béjart commanda à Tuxedomoon la musique pour un ballet consacré à la vie de Greta Garbo: bon exemple de la collaboration entre les arts pratiquée largement par Les Disques du Crépuscule. Les Californiens, alors installés à Bruxelles, partirent pour ce morceau d’un extrait de voix de l’actrice – ode à l’amour, à la création et à la joie – depuis lequel ils développèrent une partition électronique, sublime de froideur soudainement réchauffée, comme l’était Garbo dans le film de Rouben Mamoulian. La couverture de l’album montre un dessin expressionniste de Winston Tong, membre du groupe, qui interprète justement la séquence d’où est repris l’extrait de voix : celle où la reine de Suède jouée par Garbo déclare sa flamme à un ambassadeur espagnol d’une insupportable fatuité.

11. Richard Jobson, India Song

(Some of the Interesting Things You’ll See on a Long-Distance Flight (cassette), TWI 081 – 1983)

Peut-être est-il difficile aujourd’hui d’écouter les déclamations emphatiques de poèmes adaptant des films ou des livres de Jean Cocteau ou de Marguerite Duras, au moins sans sourire. C’est pourquoi cette version de India Song est surnuméraire dans ce Selectorama. Elle témoigne cependant de l’esprit es Disques du Crépuscule, avec son snobisme éhonté mais aussi sa volonté de diffuser le meilleur de la haute culture dans un format populaire (cette hiérarchisation était encore très forte à l’époque). On peut à bon droit préférer la version où la musique pour piano de Carlos d’Alessio est accompagnée de la voix de Jeanne Moreau et des paroles de l’écrivaine elle-même. Mais la prestation de Richard Jobson – par ailleurs terrible chanteur de groupes ampoulés comme Skids ou The Armoury Show – me touche encore par sa sincérité. Et peut-être parce qu’elle m’a fait lire et voir Duras…


Éric de Chassey tiendra une conférence au sujet des Disques de Crépuscule, qui aura lieu au château de Fontainebleau, le vendredi 2 juin, à 16h30 – dans le cadre du Festival de l’histoire de l’art du 2 au 4 juin 2023.

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