Des pylônes électriques en rase campagne, le reflet d’un visage atterré, une rythmique butée mais libre, une basse obsédante, lourde comme un nuage déversant ses miasmes sur un chenal de tungstène, une guitare fractionnée et des êtres humains presque normaux, extrêmement concentrés, qui n’ont déjà cure (sic) de l’uniforme cold-wave. Visible en ouverture de la VHS A Factory Video, parue en 1982 sous la référence FACT 56 avant qu’on ne la découvre religieusement quelques années plus tard, le clip de New Horizon de Section 25 nous aura presque autant marqué que sa ligne de basse pétrifiante, aussi énigmatique qu’emblématique. Des moutons, de la roche noire, trois types moins sinistres que prévu donc, et déjà des collines à perte de vue. Les mêmes collines que l’on retrouvera trois ans plus tard sur la pochette de From The Hip (1984), un album qui bénéficie de la production de Bernard Sumner, faisant entrer sur le tard Section 25 au panthéon des pionniers de la dance moderne.
En attendant, au tout début de la décennie 80, le groupe des frères Cassidy et de Paul Wiggin (qui faillit être remplacé par un Johnny Marr encore juvénile) est bien intégré à la famille Factory. Ian Curtis et Rob Gretton ont mis la main à la pâte pour le maxi inaugural Girls Don’t Count (1980), l’un des plus vindicatifs, abrasifs et méconnus du post-punk. Always Now, qui paraît en septembre 1981 sous la référence FACT 45, n’est que le cinquième LP à sortir sur la maison de disques mancunienne après ceux de Joy Division, The Durutti Column et A Certain Ratio. Et pourtant le groupe n’est même pas de Manchester puisque l’isolation de la petite ville de de Poulton-le-Fydle, non loin de la cité balnéaire de Blackpool, semble avoir profité à la gestation d’une musique aussi impénétrable que singulière.
Il est vendu sous une pochette jaune somptueuse et fort coûteuse de Peter Saville, associant graphisme brut, pliures sournoises et luxueux effet marbré et coloré. La réédition en double CD de 2015 en proposait une délicieuse réplique mais aujourd’hui Factory Benelux va plus loin et propose carrément un coffret de cinq vinyls colorés qui comprend l’album originel, un concert hollandais datant d’octobre 1980, une Peel Session de janvier 1981 et quelques démos en sus d’autres singles d’époque (Girls Don’t Count, Charnel Ground, Je Veux Ton Amour) ainsi que la cassette Illuminus Illumina, il y a même un morceau improvisé en compagnie de New Order en concert ainsi que le second album The Key Of Dreams. Ça n’est pas donné, ça n’en est pas moins indispensable.
Produit par Martin Hannett au studio Britannia Row de Pink Floyd à Londres, là même où a été enregistré Closer (1980) de Joy Division, Always Now contient plus d’un trésor entre ses sillons. Il y explore les mêmes pistes sonores que celles expérimentées sur Closer, un spectre à la fois ample et claustrophobe, usant de la réverb’, de l’écho, du delay et d’un nombre constant de dangereuses addictions pour inventer le son d’après-demain. Tel un Lee “Scratch” Perry des Pennines, cette chaîne de montagnes qui domine Manchester, là où il allait régulièrement enregistrer le silence…
C’est Friendly Fires qui ouvre le disque, une douce mais véritable agression portée par un rythme tribal et une ligne de basse là encore inoubliable. Puis on glisse vers Dirty Disco, qui porte parfaitement son nom, cousin énervé, fluide et hypnotique du Death Disco (1979) de Public Image Ltd. C.P. conjugue ensuite l’obsession de son temps pour le Velvet Underground en citant en filigrane l’éminent Street Hassle de Lou Reed, comme du proto-Spacemen 3 désenchanté. C’est pourtant à deux autres formations tout aussi mythiques et importantes que l’on songe : Can et Neu!.
Certes, Larry Cassidy ne chante objectivement pas très bien, ça n’est rien de le dire, mais avec un peu d’imagination d’abnegation et d’abstraction, on peut l’envisager en descendant direct de Damo Suzuki au sein de Can. Pour le reste, ces sensationnelles rythmiques déroulantes s’inscrivent dans la filiation immédiate du krautrock, davantage même que celles de Joy Division, la figure tutélaire qui fera longtemps de l’ombre à Section 25. Les frères Cassidy furent ainsi régulièrement accusés à tort de suivisme alors que les deux groupes étaient de vrais frères d’armes. Oh, bien sûr, il y a aussi des morceaux moyens sur Always Now, comme Hit que Kanye West samplera sur le morceau F.M.L. (The Life Of Pablo, 2016), ou Babies In The Bardo. Des centaines de suiveurs de la vague froide s’inspirèrent d’ailleurs de ceux-là alors qu’il suffit d’écouter une chanson pop contrariée de la trempe de Be Brave pour s’apercevoir que Section 25 frayait déjà dans des eaux bien supérieures. Ce que confirme donc en bout de course et dans les grandes largeurs New Horizon, morceau lunaire et sec, lancinant et frontal, plaqué stratégiquement à la fin de la face B – comme béni des dieux et pour lequel je nourris toujours la même fascination.
D’horizons nouveaux, cette œuvre en était foncièrement porteuse. Elle en est même symptomatique. Car sous sa remarquable austérité de façade se dessine non seulement un groupe beaucoup plus lettré qu’il en a l’air, mais s’annoncent aussi tous les revivals – ou presque – à venir. Alors plutôt que de réécouter Always Now comme le symbole figé d’une époque, il faut le prendre comme un postulat : celui d’un nouveau psychédélisme moins fade que la marinade aqueuse qu’on nous vend trop souvent ces temps-ci. De Windsor For The Derby à White Hills, de LCD Soundsystem à Om (voire chez Loop), à chaque fois que la répétition dissimule un cœur d’or sous une apparence misérable et/ou que la basse constitue l’ossature fondamentale d’une œuvre, on retrouve plus de traces de Section 25 (celui d’avant la dance) qu’on voulait bien se l’avouer jusque-là. Une qualité qui place Always Now parmi les albums les plus incompris et chérissables de l’after-punk. L’un des plus étranges aussi, sa profondeur de champ peu évidente à l’époque se révélant assez stupéfiante aujourd’hui.
Et qui sera suivi du non moins fascinant The Key Of Dreams, que Xavier Mazure a tenté de percer le secret plus avant.
Section 25, The Key Of Dreams (Factory Benelux)
N’en déplaise aux conservateurs du Rock and Roll Hall Of Fame, la petite histoire de la musique pop moderne est pleine de disques passés aux oubliettes, et dont la valeur ne peut s’estimer au regard des exemplaires vendus, ni de leur descendance. La sensation de la redécouverte, c’est justement ce qui rend l’exercice de chercheur d’or auquel nous nous adonnons tous si passionnant, et les erreurs (rarement manifestes) ne se révèlent souvent que lors de la rencontre d’une subjectivité un peu snob avec l’un de ces disques laissés pour compte. Et tant mieux si le phénomène ressemble parfois davantage au frottement de deux babouches qu’à celui de la lampe par Aladdin. Ainsi, aujourd’hui encore, Section 25 est le groupe mineur de deux disques essentiellement réservés aux initiés : Always Now (1981) et From The Hip (1984). Alors, avouons-le avec tout ce que cela suppose de mauvaise foi : le plus beau disque de Factory, le plus fascinant et le plus inspirant – à défaut de profiter de l’immédiateté de ses concurrents – , est le fruit d’un des groupes de seconde zone du label mancunien. Pire encore, il s’agit d’un disque que le label de Tony Wilson n’a pas jugé bon de sortir chez sa noble maison-mère, laissant le rejeton à la filiale Factory Benelux. Enfin, comble du blasphème, le disque dont nous vantons ici les mérites, ne porte pas la griffe des deux figures tutélaires (et écrasantes ?) auxquelles sont associées les premiers disques de Section 25. Le remarquable travail de ciselage sonore de The Key Of Dreams n’est pas celui Martin Hannett comme sur le précédant Always Now, ni celui de Bernard Sumner comme sur le suivant From The Hip. Le disque d’entre-deux du groupe de Blackpool mérite pourtant une attention particulière, notamment pour tous ces défauts d’aura qui révélent nombre de qualités moins évidentes. Enregistré à la maison, dans le local de répétition du groupe de la cité balnéaire du nord de l’Angleterre (le SSRU) par le trio composé de Paul Wiggin, de Vincent Cassidy, de son regretté frère Larry et épaulé par Jon Hurst, The Key Of Dreams est le résultat de sessions d’enregistrement improvisées et triées sur le volet. « Nous souhaitions capturer l’esprit et la magie du moment passé lors de nos sessions d’improvisation au SSRU, expérimenter sans retenue nos idées. Aucun des morceaux de The Key Of Dreams n’a été répété ; chaque première prise de son a été la prise finale. Cela n’aurait pas pu arriver avec Martin Hannett dans le superbe studio où nous avions enregistré Always Now », se souvient Vincent Cassidy. Loin de certains axiomes post-punk de son époque telle que l’éprouvante tension nerveuse du couple basse-batterie typique des premières productions de Martin Hannett pour Factory (Joy Division ou A Certain Ratio), il s’agit de l’oeuvre autoproduite d’un groupe qui n’a jamais été aussi libre, et qui semble, avec le recul, devancer de dix années les productions qui lui sont contemportaines (en premier lieu, le savant post-rock de Bark Psychosis). On y côtoie dans un équilibre fragile le krautrock, le dub, des touches de jazz, les premières effluves du shoegazing (No Abiding Place), les prémices du slow core (Once Before) et l’influence (plus discrète qu’on ne le prétend) de la Metal Box de Public Image Limited. Lenteur, lancinance, menace sournoise, vertige de la liberté, angoisse métaphysique, The Key Of Dreams qui emprunte son titre à René Magritte et à l’ouvrage antique d’interprétation des songes d’Artémidore d’Ephèse, est un disque malade à la beauté précaire, hanté par ce surréalisme sombre que l’on ne rencontre guère que chez les véritables mystiques contrariés par l’absence divine. Alors qu’Always Now semble terrien, entièrement maîtrisé et solidement ancré dans sa rythmique, The Key Of Dreams est aux antipodes, comme bercé de moments de flottements. Entre le possible et le tangible, on sent que l’édifice peut s’écrouler à chaque mesure : « You snivelling wretch, you cheated your way into the world. Snivelling wretch, no hope precedes fulfillment. External collapse is inevitable », comme le murmure si bien Larry (Wretch). Si Emil Cioran s’était intéressé au post-punk autant qu’à Bach et Messiaen, il aurait probablement élevé ce disque au pinacle et aurait trouvé chez les frères Cassidy de jeunes âmes-soeurs. C’est ce qu’ils demeurent pour nous…