J’ai rencontré Alexander Giannascoli a.k.a. (Sandy) Alex G le 26 juin dernier, quelques heures avant sa session acoustique au Motel, dans le quartier de la Bastille. Un bar un peu étroit pour celui dont les albums, bien que largement reconnus par ses pairs comme par la critique, se transmettent depuis 2014 au bouche à oreille, comme un secret, parmi une communauté de fans assidus. Ils étaient là ce soir-là, côte-à-côte avec les habitués du lieu, dans une foule immobilisée. Prêts à souffler les paroles au moindre instant d’hésitation, à fredonner les accompagnements manquants à ce guitare-voix solitaire, ces admirateurs – largement anglophones – entouraient « Alex » comme une famille, lui décrochant même quelques sourires.
Car sur scène aussi transparaît le caractère réservé de l’américain de 26 ans. A plusieurs reprises durant notre entretien il s’est interrompu : « En fait, oublions ce que je viens de dire, je ne sais pas quoi ajouter ». Mal à l’aise dans cet exercice qu’est la promotion, il expliquait il y a quelques mois au magazine Fader : « Lorsque tu composes un album, tu passes un temps fou à tenter d’élaborer une représentation parfaite de toi-même. Ensuite, tu te ridiculises en interview à bafouiller ». Bien loin du ridicule il a, au fil de la conversation, dressé son portrait : son parcours d’abord, de ses premiers enregistrements dans sa chambre de lycéen à sa signature sur un label de renom, son regard sur l’étiquette de musicien « bedroom pop » qui l’a toujours suivi et puis son désir, avec House of Sugar (à paraître le 13 septembre sur Domino), de s’en éloigner.
Cadet d’une fratrie de trois enfants, Giannascoli a grandi dans un environnement musical : « Mon frère et ma sœur ont 11 et 9 ans de plus que moi. Mon frère est un musicien très talentueux. Il avait beaucoup d’instruments, auxquels j’ai eu accès pendant toute mon enfance : des claviers, des guitares… Quant à ma sœur, elle me recommandait plein de trucs à écouter. » C’est avec cette dernière, Rachel, qu’il compose son premier album. Au même moment, il monte un groupe de punk avec ses amis du lycée, The Skin Cells, et en enregistre un deuxième : « Je gravais des lots de CDs, je les filais à mes copains et j’en vendais quelques uns. » C’est le début de l’autopublication DIY, poursuivie sur Bandcamp entre 2010 et 2012. Alors qu’il étudie l’anglais à l’université Temple de Philadelphie, il publie sur la plateforme plusieurs albums et EPs qui attirent l’attention de Mat Cothran, figure de proue du courant bedroom pop avec ses projets Elvis Depressedly et Coma Cinema. Giannascoli joue à ses côtés son premier concert et, l’année suivante, sous le nom d’Alex G, signe avec Orchid Tapes, le label de Cothran. DSU (2014), présenté comme son premier album, est un succès critique. Quelques mois plus tard, les anglais de Lucky Number le rééditent en Europe, en parallèle de Rules et Trick, enregistrés en 2012 : « J’étais heureux d’être payé pour ma musique, et Lucky Number nous a permis à moi et mon groupe d’aller au Royaume-Uni et en Europe, ce qui était une opportunité énorme ».
Le label Orchid Tapes, particulièrement actif entre 2012 et 2016, encapsule à lui-seul l’esprit d’une certaine école indie née au début des années 2010. En accueillant les débuts de Coma Cinema, Teen Suicide et Fog Lake ou en participant au retour du format cassette, la structure de Brooklyn est devenue le berceau de cette renaissance de l’esthétique bedroom pop. Car si enregistrer de la musique seul dans sa chambre n’a rien de nouveau (Daniel Johnston le faisait avant l’avènement de l’ordinateur), des phénomènes comme Clairo le sont – partie d’une vidéo filmée à la webcam et postée sur Youtube, l’adolescente s’est retrouvée avec un album au sommet des charts. Surtout, parce que le genre ne requiert ni grande virtuosité ni matériel sophistiqué, tout le monde peut se figurer un tel destin. Giannascoli reconnaît avoir le sentiment d’être arrivé au bon moment : « Quand j’ai commencé, c’était quelque chose de relativement nouveau que de faire des chansons entièrement seul. C’est aujourd’hui plus commun. Je suis sûr qu’il serait beaucoup plus difficile de se lancer maintenant ». Pour autant, le terme « bedroom pop », auquel il a été associé dès ses débuts, semble désormais le déranger : « Je ne me suis jamais considéré comme étant « bedroom », mais je comprends pourquoi j’ai été étiqueté ainsi. Ma musique a ce caractère fait-maison, mais j’aime à penser que je peux évoluer, que mon son peut évoluer au-delà de cette étiquette ».
En 2015, Alex G rejoint le roster de Domino, label européen de son idole de toujours, Elliott Smith. Beach Music succède à DSU. Il s’agit en fait déjà du sixième album du garçon, à peine âgé de 22 ans. L’année suivante, il travaille avec Frank Ocean sur ses albums Endless et Blond (2016) et se fait connaître d’un nouveau public ; une reconnaissance d’un genre nouveau qui se confirme avec la sortie de l’acclamé Rocket, en 2017, sous le nom révisé de (Sandy) Alex G. Bien qu’il ait été habitué pendant si longtemps à travailler seul ou dans de petites structures, Giannascoli affirme s’être très bien adapté à son passage chez Domino : « Rien n’a changé dans mon processus de création. Domino est un label très respectueux, ils me laissent faire tout ce dont j’ai envie. Ce qui a changé, c’est que cela me force à faire plus de promotion – ce que nous sommes en train de faire maintenant par exemple – ce qui n’est pas si mal… » Son air résigné laisse en effet deviner qu’il ne s’y forcerait probablement pas sinon.
Bien que son entrée dans la cour des grands n’ait pas impacté ses envies créatives, House of Sugar, à paraître ce 13 septembre chez Domino, révèle bien de nouvelles facettes du musicien. C’est à la fin de sa tournée avec Rocket, à l’automne 2017, qu’il a débuté l’écriture de House of Sugar. Posément, en prenant son temps, il s’est concentré sur chacun des morceaux et les a travaillés avec un perfectionnisme nouveau. Il les a comme toujours construits seul, enregistrant la plupart des guitares, des synthétiseurs et des voix, avant de retrouver les membres récurrents de son groupe pour en peaufiner chaque facette : « Sam joue de la guitare et John de la basse. Ces deux-là sont présents depuis le début ; Sam jouait avec moi dans The Skin Cells. Tom, le batteur, nous a rejoint il y a 3 ans, je dirais. » Une fidélité à son entourage qui s’applique aussi au producteur Jacob Portrait, bassiste du groupe Unknown Mortal Orchestra, avec qui il avait déjà collaboré sur Beach Music et Rocket: « Il rend mon son plus clair, d’une manière générale, et plus défini. Grâce à lui, chaque instrument est plus identifiable. Il a une façon « pop » de mixer, les percussions notamment, que je ne pourrais jamais atteindre moi-même », reconnait Giannascoli avant d’ajouter, comme le control freak qu’il ne se cache pas d’être : « Mais c’est difficile d’inclure une autre personne dans ce processus. Il faut accepter de lâcher prise. Ça peut être dur pour les nerfs de voir quelqu’un trifouiller ton travail, tu sais. »
« Gretel », « Sugar »… Ces titres tirés de House of Sugar suggèrent évidemment le conte des frères Grimm, et l’idée que l’album serait construit autour d’un thème. C’est en effet, de l’aveu de l’auteur, la première fois qu’une telle réflexion s’est mise en place : « J’ai pensé à un thème très large. Je voulais que ce soit un peu plus clair que sur mes albums précédents, mais toujours très vague car la plupart des chansons étaient écrites avant que l’idée ne m’apparaisse. » Quand on lui demande ce que ce sujet édulcoré signifie pour lui, il répond : « Plusieurs choses mais le plus évident, c’est ce nouveau micro que j’ai utilisé [un Neumann U87]. Quand j’enregistrais, tout avait cette qualité hi-fi, pop, bubble-gum. C’est comme ça que j’ai pensé au sucre, puis à l’idée de plaisir en général. » Si House of Sugar se présente comme le plus cohérent de ses albums, le panel d’influences semble plus varié que jamais : l’introduction de Near s’inspire du R’n’B, quand les voix vocodées de Sugar évoquent Daft Punk. Pourtant, Giannascoli déclare n’avoir pensé à aucune de ces directions en composant ses chansons : « Peut-être que j’avais envie que Sugar sonne comme de la musique classique mais comme tu peux le voir, j’ai rapidement lâché l’affaire [rires]. » Il ajoute : « De manière générale, j’ai du mal à citer mes inspirations. Il y a bien sûr un million de choses qui m’inspirent, et je ne peux en citer qu’une. Ce serait discréditer toutes les autres. » Et puis parce qu’il est difficile de se détacher de ses marottes, je lui ai dit que Walk Away, titre d’ouverture de l’album, m’avait beaucoup fait penser à John Frusciante et son Niandra Lades & Usually Just A T-Shirt, le plus significatif album de bedroom pop à mes yeux. Pour la première fois de cet entretien, les siens se sont éclairés : « J’adore cet album ! J’avais oublié, personne ne l’avait jamais mentionné, mais c’est très vrai. Waou, j’avais jusqu’à maintenant oublié à quel point j’ai été influencé par cet album… Il est si brut, si fou. Maintenant que j’y pense, il a surgi dans mon esprit plusieurs fois durant le processus d’écriture. Je n’ai pas écouté cet album depuis des années. La première fois que je l’ai entendu j’étais ado, je devais avoir 15 ou 16 ans, et j’ai mis beaucoup de temps à le digérer. Il n’y a rien de comparable à cet album. Rien de plus vif. »