Freud a écrit que l’interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient. Si certains partagent cet avis qui commence à dater, de mon côté, je proposerai plutôt une écoute de I’ve Been Trying To Tell You, le nouvel album de Saint Etienne. Ce disque déroute, séduit, provoque l’incompréhension et fait certainement débat. Mais au fond, on s’en moque car vous seul pouvez en écrire la chronique. I’ve Been Trying To Tell You ne se partage pas. Il s’écoute en solitaire, au calme, sans aucune distraction. C’est un rêve éveillé qui vous racontera une histoire différente à chaque écoute. Une écoute peu attentive fera penser à de la chillwave, mais cela semble réducteur au regard des intentions de départ du groupe. Ce disque est en effet une œuvre sur la mémoire. Il s’accompagne d’un film réalisé par Alasdair McLellan. Composé quasi exclusivement de samples de titres pop commerciaux sortis entre 1997 et 2001, I’ve Been Trying To Tell You se veut le reflet de la période pleine d’espoir allant de l’élection de Tony Blair jusqu’aux tragiques événements du 11 septembre. L’optimisme se mélange à la noirceur avec subtilité sur ces huit pistes où l’on entend très peu la voix de Sarah Cracknell qui a préféré s’effacer pour rendre les morceaux plus suggestifs. Pete Wiggs nous explique dans cet entretien comment cet album et son concept a pris le dessus sur le groupe plutôt que l’inverse. Il se plonge également dans quelques souvenirs pour parler des trente ans de la sortie de Foxbase Alpha, nous parle de sa passion naissante pour le prog rock et de son fils, grand fan du groupe Suede. Avec la sortie de cet album ovni, Saint Etienne confirme ce qu’ils affirmaient en 1991 : Nothing Can’t Stop Us.
Comment est née cette collaboration avec le photographe et réalisateur Alasdair McLellan pour I’ve Been Trying To Tell You ?
C’est quelque chose qui s’inscrit dans la durée. Alasdair a réalisé une session photo de Bob pour un magazine il y a quelques années. Ils ont commencé à parler musique et se sont aperçus qu’ils partageaient des passions communes. Leur amitié est partie de là. Alasdair nous a proposé par la suite d’utiliser notre single Nothing Can’t Stop Us pour la publicité d’un parfum de Marc Jacobs appelé Daisy. Nous savions qu’il allait en faire quelque chose de bien, et nous lui avons donné notre accord. Je le remercie au passage pour l’argent que ça nous a procuré (rire) ! Bob habite maintenant dans le Yorkshire, Alasdair est passé lui dire bonjour en allant rendre visite à sa mère. C’est seulement à ce moment qu’il lui a avoué être un énorme fan de Saint Etienne. Il a proposé à Bob de collaborer à nouveau dans le futur. Bob lui a parlé de notre idée d’accompagner le nouvel album par un film. Le projet était encore embryonnaire à ce stade. Sans hésiter, Alasdair a proposé d’en être le réalisateur et de le financer. Ce qui nous a soulagé car nous ne savions pas comment réunir une telle somme. C’est ainsi qu’est né I’ve Been Trying To Tell You.
Comment son univers vous parle-t-il ?
C’est compliqué de te répondre. Le film a été présenté en avant-première il y a quelques jours. Pendant le jeu des questions réponses qui a suivi, Alasdair a dévoilé que la principale influence de son style visuel depuis son adolescence venait de nos pochettes de disques et de nos vidéos. Nous n’en revenions pas. C’était très flatteur. C’est sans doute la raison pour laquelle nous aimons autant son travail (rire).
Dès votre premier single sorti en 1990, on sentait effectivement la volonté d’imposer une image assez forte.
Nous y tenions vraiment. Nous étions obsédés par les designs de Vaughan Oliver pour 4AD ou de Peter Saville pour Factory. Avoir les photos du groupe sur nos pochettes ne nous intéressait pas. Nous voulions une identité et une imagerie fortes. Garder une part de mystère était important. La musique va de pair avec la pochette de ton disque. Créer une atmosphère a toujours été important pour nous.
Le parcours de Saint-Etienne est intimement lié à celui de films sur lesquels vous avez travaillé. Dirais-tu que tu es aussi passionné par les films que par la musique ?
Probablement. Ce sont des formes artistiques dans lesquelles tu peux te perdre et t’échapper. Elles laissent toutes deux un impact énorme, même s’il est différent. Lorsque nous composons, nous avons toujours un mini film en tête que nous cherchons à retranscrire dans une chanson pop. Nos paroles incitent l’auditeur à visualiser un film dans sa tête. J’ai beau aimer un certain nombre de films que certains trouveraient abominables, nous tendons plus à créer des histoires “art et essai” pour nos chansons que des blockbusters (rires).
Dès la vidéo de votre premier single, Only Love Can Break Your Heart, on vous voit entrer dans un cinéma. Ce n’était sans doute pas un hasard ?
Je ne m’en souviens plus, mais probablement. Ça me donne envie de regarder cette vidéo à nouveau. C’est drôle que tu en parles parce que j’ai une fille de 15 ans qui prend des cours de musique. Le professeur a voulu leur montrer un exemple de ce qu’il considérait comme une bonne ligne de basse dans une chanson. Il leur a passé la vidéo d’Only Love Can Brake Your Heart. Il ne savait pas que c’était ma fille. Elle n’en revenait pas et a dit : “Mon Dieu, mais c’est le groupe de mon père !” Elle était vraiment fière.
Son professeur est loin d’avoir tort. En complément de samples inventifs, votre utilisation de la basse dans vos chansons est souvent unique et créative. Elle fait partie de l’identité du groupe. Es-tu d’accord ?
Oui. Cela vient surtout du fait que, lorsque nous avons commencé, nous étions immergés dans la culture dance et hip hop. De La Soul était une grosse influence par exemple. La majorité de ces disques avaient une basse très lyrique et dance. Nous nous en sommes inspirés.
En dehors des fans hardcores qui s’intéressent à vos samples et à vos influences, peu de gens savent à quel point la culture musicale du groupe est énorme et ne s’arrête pas à la pop music. Est-ce parfois frustrant ?
Pas vraiment. J’anime une émission de radio qui reflète bien la diversité de mes goûts. En ce moment c’est même à la limite du n’importe quoi tellement ça devient obscur (rire). C’est à l’opposé de la musique de Saint Etienne. C’est peut-être pour ça que I’ve Been Trying To Tell You sonne différemment. J’ai pris des cours de musique de film. Ça m’a poussé à écouter plus de jazz et de musique classique. Jeune, je détestais le jazz. Mais comme pour la gastonomie et le vin, les goûts évoluent avec l’âge. J’en suis au stade où j’écoute ce que Pharoah Sanders a fait de plus extrême et j’y prends un énorme plaisir. Je suis fier de toujours être en capacité d’étendre ma palette musicale à 55 ans. Avec Spotify, les gens ne prennent plus le temps d’approfondir les albums. Je remarque souvent que mes disques préférés sont ceux pour lesquels j’ai dû longtemps insister avant de les apprécier. J’ai eu la chance d’avoir un Spotify avant l’heure. Il s’appelait Bob Stanley et il achetait tout ce qui sortait. Sa maison était remplie de disques. J’étais encore bébé quand j’ai rencontré Bob pour la première fois. Il a 18 mois de plus que moi, ce qui est énorme quand on grandit quasiment ensemble.
Ce nouvel album ne ressemble à aucun autre du groupe. En étiez-vous conscient pendant son élaboration ?
Nous avons commencé à travailler sans réellement savoir à quoi ressemblerait le résultat final. Le premier confinement a commencé lorsque nous travaillions sur un autre projet. Nous avons décidé de le mettre en pause. Bob nous a proposé une nouvelle idée évoluant autour de chansons allant de 1997 à 2001. C’était des chansons très pop que je n’aime pas vraiment. Le genre de morceaux que tu entends quand tu vas au supermarché pour mettre les clients de bonne humeur. Quand il m’a annoncé qu’elles allaient servir pour les samples du nouvel album, j’ai trouvé le challenge intéressant. Je n’ai ajouté aucune musique sur les morceaux sur lesquels j’ai travaillé. J’ai juste décomposé le morceau à sampler pour en créer un nouveau. C’était fun de ne faire que de la manipulation de samples. Ces restrictions m’ont poussé à être plus créatif.
Pourquoi avoir choisi la période spécifique allant de 1997 à 2001 ?
Cette période est considérée comme un âge d’or Anglais. Elle va de l’arrivée du New Labour au pouvoir jusqu’au 11-septembre. Le but était d’axer un album sur le concept de la mémoire. Nous avions déjà travaillé sur un projet similaire il y a quelques années. C’est un compact disc que nous avions offert aux fans. J’étais séduit par l’idée de pousser ce concept encore plus loin. Nous nous sommes laissés porter par les chansons. Nous n’avons pas cherché à en écrire dans un format classique. Une fois composés, nous avons proposé une sélection de titres à Sarah en lui demandant si elle était intéressée d’y poser sa voix. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle allait pouvoir en faire. Elle excelle dans l’écriture de paroles ambiguës et atmosphériques. Elle ajoute une plus-value aux morceaux. Sans elle, ce ne serait pas du Saint Etienne.
Le chant de Sarah n’est comparable à aucun autre album de Saint Etienne. Elle utilise beaucoup la répétition et des courtes phrases. Pourquoi ce choix ?
Sarah ne voulait pas chanter de trop car elle trouvait que la musique n’en bénéficierait pas. Nous avons même retiré certaines parties. Au lieu d’être un lead comme sur nos autres albums, sa voix n’est qu’un élément de ces morceaux. Nous avions conscience que ce disque ne ressemblait à aucun autre de Saint Etienne. Nous en sommes très fiers, mais je pense qu’il ne va pas plaire à tout le monde (rire). Nous sommes heureux de la façon dont il sonne, c’est l’essentiel.
Si l’idée de départ était de travailler à partir de morceaux allant de 1997 à 2001, le son baléarique rappelle plutôt une époque qui précède cette période. Pourquoi ce décalage ?
Nous avons élargi un peu la période (rire). On retrouve par exemple le sample d’un titre de Lightning Seeds de 1991. Ce n’est pas forcément évident à entendre si tu ne le sais pas, mais j’ai ajouté une ambiance shoegaze par endroits. Les chansons avaient le dessus sur nous. J’espère que I’ve Been Trying To Tell You sonne tout de même moderne.
Le disque devait initialement être destiné au fan club. Pourquoi avoir changé d’avis ?
Il y a tellement de samples que nous avions peur de ne pas obtenir tous les droits ou de finir avec des procès. Nous voulions juste en faire un petit tirage et l’offrir à nos fans pour cette raison. Notre manager aimait tellement ce qu’il entendait qu’il nous a promis de s’occuper d’avoir tous les droits à condition d’en faire une sortie commerciale. Nous ne savions pas vraiment quoi faire de ce disque que nous aimions tant. A force d’insister, nous avons fini par faire confiance à notre manager. Nous aurions aimé que l’album sorte plus tôt, mais obtenir toutes les autorisations lui a pris un temps fou.
Le travail sur les samples de I’ve Been Trying To Tell You est sans doute ce que vous avez effectué de plus abouti à ce jour. Rarement des titres de Saint-Etienne ont dégagé autant d’émotions. Etes-vous d’accord ?
Ce disque nous a pris par surprise. Plus nous avancions dans sa conception, plus nous nous sentions envahis d’émotions. C’est étrange, car en parallèle nous avions peur de la réaction des fans. Nous ne voulions pas qu’ils nous en veulent en se demandant où étaient passées les chansons. Je suis soulagé car les premiers retours sont positifs. Beaucoup comparent l’album à l’atmosphère de Sound Of Water (2000).
L’album s’inspire en partie de vidéos Youtube très spécifiques. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Bob est tombé sur des vidéos de vaporwave. C’est un concept inventé par de jeunes américains qui s’inspirent de la musique des 80’s. Leurs chansons sonnent électro, parfois chillwave et sont généralement accompagnées de vidéos un peu tripantes. Le film d’Alasdair est vraiment différent de ce type de vidéos. Bob est obsédé par ce mouvement. Moi un peu moins (rire) …
Quelle a été votre réaction quand vous avez-vu le résultat final du film ?
J’ai été impressionné. Je me suis demandé où Alasdair avait trouvé tous ces endroits et ces personnes à filmer. C’est superbe et ça se marie à la perfection avec notre musique. J’ai alors repensé à l’été pendant lequel nous avons travaillé sur ces chansons. Il faisait un temps superbe. J’allais faire mon jogging tous les matins au bord de la mer, puis je m’installais dans mon studio pour travailler. De cette période, je ne me souviens que d’un trip musical, de soleil et de beaucoup de verdure. J’étais vraiment fier d’être aussi créatif. Le film se tournait en même temps. J’ai presque honte, mais je garde un souvenir très heureux de 2020 alors que nous étions en pleine vague COVID. Une fois de plus, la mémoire ne garde que les bons moments.
Avec du recul comment considères-tu la période 1997-2001 ?
Je ressentais clairement un élan d’optimisme avec l’arrivée du gouvernement Blair. C’était avant que tout dérape… Mais je m’en souviens surtout comme d’une période où je faisais beaucoup la fête. Rien ne m’arrêtait. C’était avant que je me calme et que je devienne père de famille. Avec du recul, derrière cette apparente insouciance, je traversais une sorte de crise. Je ne savais pas où Saint Etienne allait nous mener. Mais j’y pense rarement. Ma mémoire sélective ne me rappelle que les bons moments. Je trouve ça dangereux quand les gens idéalisent le passé. Ça peut nous mener à des extrêmes comme le Brexit.
En parlant de souvenirs, Foxbase Alpha fête ses 30 ans. Quels souvenirs gardes-tu de cette période et de la sortie de ce disque ?
C’était une époque folle. J’avais un job dans un bureau pendant l’enregistrement de l’album. Dès que certains médias ont montré leur intérêt et que nous avons commencé à donner des interviews, nous avons eu une offre pour enregistrer d’autres morceaux. J’ai démissionné immédiatement. J’étais fou de joie. J’ai déménagé à Londres avec Bob. Nous n’en revenions pas d’avoir accès à de véritables studios d’enregistrement. Nous n’avions pas réalisé que c’est nous qui allions payer la facture (rire). Nous étions vraiment pauvres. Lorsque nous étions invités à des soirées, nous ne pouvions même pas nous permettre de nous payer un verre. Nous vivions dans l’espoir permanent que quelqu’un allait nous en offrir un (rire). Ça nous aidait à ne pas prendre la grosse tête. Il a fallu du temps avant de gagner un peu d’argent. Quand c’est arrivé, vers 1994, nous sommes partis en vrille (rire). Mais au début nous n’avions qu’un seul rêve, tenir un vinyle de Saint Etienne entre nos mains. Ce moment était magique. Nous étions contents d’apporter quelque chose différent du rock qui inondait les ondes et les médias à l’époque. C’est étrange, j’avais 24 ans quand notre premier single, Only Love Can Break Your Heart est sorti. Je me souviens qu’à l’époque je me sentais trop vieux pour sortir un premier vinyle (rire)…
Quelque temps après, la presse britannique a tenté de vous associer au mouvement Britpop. Avez-vous rapidement cherché à fuir cette étiquette ou bien le mouvement s’est-il éloigné de vous naturellement ?
La variété des groupes Britpop était intéressante au début. Et puis tout s’est uniformisé avec le succès de Blur et Oasis. Ils ont sorti quelques bons titres, mais afficher l’Union Jack partout n’était pas vraiment notre truc… C’est vite devenu une auto parodie. Tout le monde citait les Beatles, les Kinks et les Rolling Stones en tant qu’influences. C’est dommage qu’Oasis n’ait pas eu l’intelligence de Primal Scream pour ouvrir leur univers musical. Je suis persuadé que s’ils avaient collaboré avec Andrew Weatherall, ils auraient produit de la musique fantastique. Ils ont préféré rester dans une veine plus traditionnelle.
Justement, l’ombre de Weatherall plane sur I’ve Been Trying To Tell You. Est-ce volontaire ?
Andrew a été une influence pour presque tous nos albums. Nous sommes de très gros fans de son œuvre. Sa disparition nous a dévastés. Pas plus tard qu’il y a quelques jours, je me disais que j’aurai adoré qu’il écoute I’ve Been Trying To Tell You pour nous donner son avis. Avoir un retour positif de sa part aurait été comme une bénédiction.
Tes enfants écoutent-ils de la Britpop ?
Mon fils est obsédé par Suede. Ce groupe lui parle énormément. Je tiens à préciser que ce n’est pas à cause de moi (rire). Ce n’est pas vraiment ma tasse de thé, mais je reconnais que c’est un des meilleurs groupes de ce mouvement. Je comprends son attraction. Il a 18 ans et il aime aussi Arctic Monkeys. A part ça, je ne sais pas trop ce qu’il aime. Je n’entends jamais la moindre note de musique sortir de sa chambre. Il écoute tout au casque (rire).
Les membres du groupe n’habitent plus Londres. On sait quelle importance cette ville a eu dans la carrière du groupe. En quoi habiter dans d’autres villes influence-t-il votre musique ?
Sarah habite à la campagne, Bob dans le Yorkshire, et moi à Hove en bord de mer. Cela se ressent dans les paroles plus que dans la musique. Chaque changement dans nos vies se ressent dans nos disques. Nous en parlons surtout dans nos textes. Nous les écrivons tous les trois. Nous romançons beaucoup et créons des personnages pour rendre les histoires plus palpitantes que nos propres vies (rire).
Vous sortez régulièrement des compilations de vieux morceaux. Puisez-vous votre inspiration dans le passé plutôt que dans les nouveautés ?
Quand nous avons débuté, l’idée était de mixer des samples de musique dance très récente à de vieux titres obscurs. De mon côté j’écoute beaucoup de nouveautés. J’observe comment elles sont produites. Il y a des choses vraiment intéressantes mais j’oublie toujours leur nom. Mais il y a aussi beaucoup de musique plus ancienne à découvrir. Nous détestions la musique progressive. J’ai un peu honte de l’avouer, mais avec Bob nous commençons à trouver quelques artistes de ce mouvement intéressants. Surtout ceux qui ont mixé la musique psychédélique au prog rock. Je considère ce style comme une nouveauté car je n’en avais jamais écouté avant. C’est que je dis pour ne pas avouer avoir un peu honte (rire).