1991. Pas vraiment une année comme les autres pour le milieu indie britannique. Pourtant, en presque trente ans après les faits, on a oublié. Oublié à quel point elle s’est s’avérée déterminante dans la définition des canons musicaux d’une décennie à peine amorcée… En plein mois de novembre, le label Creation Records, pas encore “anobli” par la découverte d’Oasis, publie trois albums qui vont faire date. My Bloody Valentine force le bruit à se mettre au service des mélodies le temps du rougeoyant Loveless ; sous un ciel étoilé, Teenage Fanclub revisite le classicisme des années 60 avec l’imparable Bandwagonesque ; Primal Scream, enfin, se réinvente grâce au lumineux Screamadelica, où il fait convoler rock et house en justes noces et invite la musique de danse sur la platine du salon.
Ce disque est, pour beaucoup, l’équivalent d’une année Zéro : il anéantit les dernières frontières et ouvre de nouveaux horizons à des adolescents qui deviendront plus tard The Chemical Brothers ou Daft Punk. Mais Bobby Gillespie et ses acolytes ne sont pas les seuls à dessiner les contours d’un néo(n)-futur.
Quelques semaines auparavant, Saint Etienne a réalisé Foxbase Alpha, dont la pochette au charme suranné flirte ouvertement avec l’esprit du Swinging London (un parc, une fille, une pancarte : le Blow Up d’Antonioni n’est pas loin). Mais pas que… Derrière ce nom choisi en l’honneur du fleuron du football français de 1967 à 1982 – avec un pic de popularité en 1976 et 1977 –, se cachent d’abord deux copains d’enfance qui partagent avec déraison la même passion. Mélomanes jusqu’au bout de ces doigts qui farfouillent sans répit dans les bacs des disquaires, Pete Wiggs et Bob Stanley ont déjà fantasmé mille fois leur ascension artistique. Dans les années 80, à Croydon – ville de la mégabanlieue londonienne passée à la postérité pour avoir vu grandir Kate Moss –, ils s’entichent des Beach Boys, dansent maladroitement sur la northern soul, s’éprennent des girl groups, s’amourachent des guitares lignes claires et de l’electropop. Ils créent leurs premiers fanzines et labels, comme l’incroyable Caff, alors que Stanley écrit dans le New Musical Express, puis le Melody Maker. Lorsque point la nouvelle décennie, les deux amis se décident enfin à passer à l’action. Leur but ? Composer la bande-son des années 1990, idée piquée à “ABC, qui avait déclaré vouloir mettre les eighties en musique”. Ils enregistrent en quelques heures dans la chambre-studio du producteur Ian Catt, collaborateur privilégié de The Field Mice, une reprise aux accents dub de ces derniers, Let’s Kiss and Make Up – sifflotée par Donna Savage – et surtout, une incroyable version du Only Love Can Break your Heart de Neil Young, ballade folk métamorphosée en ritournelle lascive chantonnée du bout des lèvres par Moira Lambert. Envisagés comme de simples maquettes, ces morceaux séduisent la toute nouvelle structure Heavenly Recordings et deviennent les deux premiers maxis du tandem.
Un tandem qui va finalement trouver sa muse en la personne de Sarah Cracknell, chanteuse amatrice qui habite “près du château” de Windsor. Devenu trio mixte – de quoi satisfaire les théories du journaliste Everett True et du Go-Betweens Robert Forster –, Saint Etienne signe en 1991 une de ses premières compositions, le bien nommé Nothing Can Stop Us, véritable manifeste soul porté par un sample taille XL du I Can’t Wait Until I See my Baby’s Face version Dusty Springfield. Quelques semaines plus tard, cette chanson, aux côtés d’Only Love Can Break your Heart, est l’une des pierres angulaires de Foxbase Alpha, disque manifeste épris d’un Londres éternel. Célébrant l’insouciance et l’adolescence, il est un véritable melting-pop parfois maladroit mais toujours pertinent, un cocktail enivrant réalisé grâce à un zeste de naïveté et un paquet de (très) bonnes idées. Gentlemen cambrioleurs inspirés par le Dazzle Ships d’OMD, Wiggs et Stanley multiplient les emprunts sans jamais les créditer. Ils piquent la batterie du Hey Jude de Wilson Pickett sur le collage pop-art… Wilson, ralentissent la rythmique chère au producteur dub Glen Brown pour l’hypnotique Carnt Sleep ou convient les Four Tops sur le virevoltant She’s The One, ritournelle proto-house étourdissante. La voix mutine de Sarah Cracknell provoque de jolis émois, en particulier sur le rayonnant Spring et la séduisante Girl VII, alors que le journaliste sportif Jacques Vendroux (This Is Radio Etienne, en ouverture) “côtoie” l’übercool photographe et batteur Joe Dilworth (Dilworth’s Theme, pour conclure). Certes, Foxbase Alpha n’est peut-être pas le meilleur album du trio (So Tough ? Finisterre ? Words And Music ?), mais il n’en est pas moins indispensable, posant les bases d’une musique décomplexée et foncièrement hédoniste, lettrée mais jamais suffisante. Et si, à moins d’investir dans le superbe coffret en édition limitée, les ultras de Saint Etienne ne trouveront pas leur compte dans cette réédition qui n’offre rien de neuf par rapport à la sortie DeLuxe de 2009 (livret et second CD identiques – singles, faces B et inédits d’époque, comme la reprise de Gil Scott-Heron, Winter in America) –, ce disque reste, trente ans après sa sortie originelle, l’un des meilleurs ambassadeurs de ce terme génial détourné par Bob Stanley en personne à l’aune d’un article sur Denim en 1990 : le rétrofuturisme.