« S/He Is Still Her/e » de David Charles Rodrigues

Genesis P-Orridge / Photo : DR
Genesis P-Orridge / Photo : DR

Musical écran #11 Bordeaux Rock 2025Le film sur la musique est un genre singulier, tant il est délicat de discerner ce qui constitue ses spécificités. Déterminer un langage formel qui lui serait propre est souvent une tâche complexe. Par exemple, les travaux d’Anton Corbijn ou de Marie Losier réinvestissent à leur manière les codes du documentaire, en réinterrogeant ce qui constitue son matériau – le réel, en l’occurrence ici la musique, est saisi par une logique de mise à distance et via un détour par la fiction notamment. Autrement dit : une pratique qui s’assume comme un art de l’image, avec ses codes et son esthétique spécifiques. Mais les limites de ce type de film apparaissent aussi très souvent, cantonnant nombre de propositions dans le domaine du traitement journalistique, dans celui du reportage.

Avec S/He Is Still Her/e: The Official Genesis P-Orridge Documentary, David Charles Rodrigues évolue sur cette ligne de crête : au croisement du document (sur un pan décisif de la contre-culture, avec de nombreuses images d’archives) et de l’évocation plus abstraite (un fil « cronenbergien » est tiré, celui du corps et de ses mutations). Aussi, S/He Is Still Her/e se présente comme un portait intime de Genesis P-Orridge, figure polymorphe de l’avant-garde artistique post-Fluxus, des musiques industrielles et de l’underground néo-occulte (la mystique lysergique du Thee Temple ov Psychick Youth). Un film qui tente de retracer la trajectoire d’une artiste qui a fait de son propre corps, de son identité, un fascinant terrain d’expérimentation. Et dont la narration ainsi que la construction formelle s’attachent à saisir les contours par définition marqués par une logique d’hybridation permanente. Le corps de Genesis constitue en effet l’un des motifs centraux du film, notamment sa « dégradation » sous les effets de la maladie – Genesis été diagnostiquée en 2017 d’une Leucémie. J’écris « dégradation » entre guillemets, car précisément le parti-pris du fim consiste à évoquer la fin de vie de Genesis P-Orridge sous l’angle de la réinvention permanente, voire terminale.

Précisément, le film se veut être un hommage à une artiste majeure, dont la trajectoire est celle de la processualité mutante : performances radicales avec COUM Transmissions, art sonore bruitistes avec Throbbing Gristle et Industrial Records, expérimentations post-indus et néo-psychédélique avec Psychic TV, pour à partir des années 2000 s’imposer comme une figure importante de l’art contemporain. Le body Art et la performance trans sont ainsi au cœur d’une pratique qui aura pour manifestation ultime le projet d’un « devenir-pandrogyne » avec sa compagne Lady Jaye (disparue en 2007) . La dimension scandaleuse de ses pratiques y est évidemment abordée : son départ-expulsion d’Angleterre, sa démarche méta-transgressive qui explore les marges d’une sexualité expérimentale, etc. Les grandes figures de la contre-culture sont évidemment présentes : William S. Burroughs ; Brion Gysin et sa Dreamachine en tête. Tout concourt ici à faire de Genesis P-Orridge une actrice-clé de l’histoire des avant-gardes, et ce avec brio.

Genesis P-Orridge / Photo : David Charles Rodrigues
Genesis P-Orridge / Photo : David Charles Rodrigues

Mais c’est sur un autre plan que S/He Is Still Her/e pose question. Dans Art, Sexe, Musique (2017), Christine Newby/Cosey Fanni Tutti, co-fondatrice de COUM et Throbbing Gristle, accuse Genesis P-Orridge de violences, abus physiques et psychologiques. Certes, il est bien précisé dans le film que Cosey Fanni Tutti aurait été contactée et qu’elle aurait refusé de témoigner. Il n’empêche que S/He Is Still Her/e frôle très souvent la justification hagiographique. Comme s’il s’agissait de s’assurer une forme de postérité contrôlée. C’est ainsi un certain malaise qui s’insinue au cours du visionnage du film, d’autant plus regrettable que l’évocation de Genesis P-Orridge comme artiste majeure y est tout à fait convaincante.


 S/He Is Still Her/e: The Official Genesis P-Orridge Documentary de David Charles Rodrigues sera diffusé dans le cadre du festival Musical Ecran ce mardi 11 novembre à 21h50 au Théâtre Molière à Bordeaux.

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