Trois accords et la vérité. La formule brevetée il y a plus d’un demi-siècle par Harlan Howard pour caractériser l’essence de la country est devenue, au fil des décennies, un poncif si éculé qu’elle en a perdu, le plus souvent, une bonne partie de sa pertinence. On a trop entendu de ces histoires de beuveries déglinguées et de désastres amoureux pour vibrer au premier son de banjo ou de mandoline. Et puis, de temps en temps, on entend une voix singulière qui parvient à déchirer les trames trop bien cousues de trop gros fils des conventions génériques. Celle de Ryan Davis a surgi, il y a quelques mois, de Louisville – oui, comme Will Oldham et Slint en leur temps. C’est ainsi que l’un des meilleurs albums de 2024 a lentement enjambé les quelques mois qui le séparait de 2023. Publié une première fois, à l’automne dernier, de façon locale et confidentielle sur le label de son auteur, Sophomore Lounge, Dancing On The Edge bénéficie cette semaine d’une seconde chance bien méritée à l’occasion d’une tournée britannique en première partie des concerts de The Reds, Pinks & Purples.
Sept chansons, pas davantage, et quelques accords de moins. Une charpente musicale simple élaborée par la guitare et la section rythmique, quelques ornements efficacement disposés par la pedal-steel ou le violon. La forme est connue, familière, reconnaissable. L’auteur un peu moins, malgré son activité discographique assez soutenue tout au long des années 2010, au sein de plusieurs groupes de faible notoriété et de moindre intérêt – State Champion, Tropical Trash. De son propre aveu, Davis semblait lui-même entretenir la conviction confuse qu’il s’égarait en marge des chemins qui pouvaient le conduire vers une œuvre majeure. Après une traversée du désert musical de quelques dizaines de mois – consacrée à la peinture et la composition instrumentale – il s’est à nouveau attelé à l’écriture de ces chansons, en compagnie d’amis musiciens compétents et expérimentés : Joan Shelley, Catherine Irwin (Freakwater) ou Will Lawrence (Felice Brothers, Gun Outfit). Tous l’ont aidé à mettre en œuvre la décision ferme d’habiter désormais ses propres œuvres, avec suffisamment d’intensité et d’implication pour en restituer toute la cohérence. C’est qu’il n’existe pas trente-six manières pour renouveler en la singularisant une tradition musicale aussi pesante et balisée. Sans doute n’y en a-t-il véritablement que deux : la contraction par le dépouillement, jusqu’à en mettre à nu le squelette essentiel ou bien le dépassement par l’implosion progressive, l’extension des conventions comme on écartèlerait une vieille enveloppe élastique jusqu’à en éprouver la validité, la résistance. Palace ou Wilco. Ryan Davis a choisi son camp. Le second, en l’occurrence.
Ce qui frappe ici, dès la première écoute, c’est en effet la durée de ces morceaux qui, à la seule exception de Bluebirds Revisited, s’étendent tous bien au-delà des contraintes imposées par les canons réglementaires. Six minutes minimum, souvent davantage, jusqu’aux dix minutes magistrales de Flashes Of Orange. Des prolongements qui, bien heureusement, ne semblent jamais dus aux complaisances de la virtuosité ou aux facilités de l’improvisation collective. Ici, la musique s’est adaptée aux exigences du récit poétique, se métamorphosant parfois, pour ne rien renier de sa simplicité première, en une sorte de krautcountry. Les textes conservent donc une primauté essentielle et impressionnent par leur qualité constante. Tout au long de ces ruminations drolatiques dont il n’est pas certain, loin de là, qu’elles conduisent à un point d’aboutissement, une prise de conscience ou une épiphanie – le chemin vaut davantage que le terme du voyage – Davis confirme son sens magistral de la formule et sa capacité à croquer, en peu de mots, l’essence suggestive des situations évoquées – le juke-box du bar du coin, bloqué sur Sultans Of Swing pour n’évoquer que ce seul coup de génie. « We are the new vigilantes of the two-drink minimum » (Free From The Guillotine). « I’ve been color-coding my medals/In a piss-stop town/No one’s ever sent a postcard from. » (Flashes Of Orange). On s’en tiendra à ces deux exemples pour ne pas déflorer la suite du florilège mais tout ou presque est du même tonneau de bière tiède. Comme un David Berman moins empreint de l’imminence d’une issue tragique ou un Bill Callahan fermement décidé à rester sourd aux appels mystiques, Ryan Davis impose en quelques mots choisis les contours poignants d’un monde très personnel. Et donc universellement émouvant.