C’est un disque peu remarquable à l’époque, enfin si, mais pour de mauvaises raisons, et d’ailleurs de concert, nous le détestons d’emblée. C’est peut-être la première fois qu’un groupe de notre génération veut grandir plus vite que nous, aller puiser dans les ornières du passé des choses dont nous n’avons pas immédiatement envie. Putain, le premier single (Birdman, rétrospectivement un chef d’œuvre) dure plus de huit minutes et pis que tout il y a Jon Lord de Deep Purple au clavier sur le premier morceau. Comment ont-ils pu nous faire ça, les salauds ? Comment Ride, le teen pop band, le My Bloody Valentine pour puceaux, ont-ils pu (nous) faire ce truc qui portera à conséquence ? Pourquoi ? !
Rewind : au fait de leur gloire, je peux le certifier sur l’honneur et ma jeunesse, disons de la sortie de leur premier EP Chelsea Girl jusqu’à celle du premier album Nowhere, soit de janvier à octobre 1990, Ride furent très momentanément le meilleur groupe du monde. Les Beatles, The Byrds, My Bloody Valentine et Cure dans le même trousseau. Non seulement leurs singles se placent au-delà des charts Indie pour arriver dans le top 50 anglais, une première pour leur label, Creation, mais ils sont beaux*, décidés, leurs concerts sont des tornades dont on se remet avec un grand sourire et surtout à quelques mois près, ils ont notre âge. Même nos anciens camarades restés empêtrés dans de grotesques oripeaux gothiques semblent leur prêter attention, c’est dire. On va même pousser la période dorée jusqu’en février 1992, date de la sortie d’un morceau sublime, impensable, Leave Them All Behind, qui portera bien haut son programme mais mettra une barre impossible à atteindre pour l’album qu’il annonce. Si le single laisse effectivement la concurrence les jarrets tranchés sur les chemins vicinaux de ce qu’on appelle encore à peine le shoegaze, Going Blank Again qui sort le mois d’après déçoit, et bien qu’il soit relativement plaisant par moment, c’est surtout un ennui profond et une pochette immonde qui rompt brutalement une identité graphique jusque-là sans faute malgré des requins wtf qui va déjà nimber le quartet d’Oxford pour ma part.
Alors, oui, le groupe épuisé par des années de tournées et d’adulation, qui rentre en studio d’abord avec George Drakoulias (Black Crowes, Teenage Fanclub) puis finalement avec le plus classique John Leckie (XTC, Simple Minds, Felt, Stone Roses) pour mettre en boîte son troisième album n’est pas le même. Ils ont grandi trop vite, ils n’ont pas vraiment eu le choix. Et ils vont donc se rassurer en regardant dans le rétro après avoir pédalé sans fin, la tête dans le guidon. Parce qu’en deux ans, le monde a changé en général et chez Creation en particulier. Depuis quelques mois un petit groupe de Burnage, Sud-Est de Manchester monopolise les charts et l’attention. Son premier album, Definitely Maybe qui sortira fin Août, va tout emporter sur son passage. Et établir une hégémonie culturelle unanime assez rare depuis T Rex et les Beatles, avec une formule mélangeant habilement Slade, Sex Pistols, The Stone Roses, The Smiths et éventuellement encore un peu de Beatles. D’autre part, en août, est sorti un disque mélancolique, hanté par le passé sous des dehors modernes et fort racé, Dummy de Portishead. Les post-ados de Ride se savent déjà dépassés mais vont également puiser dans un patrimoine indiscutable et découvert progressivement. Et précisément parce que sur Carnival Of Light, en refusant d’aller plus loin juste avant la Britpop qui va les laminer (enfin pas tous, le malin Andy Bell finira même un jour dans les rangs d’Oasis), Ride met le doigt sur un truc, un truc qu’on peut appeler l’esprit Mojo, pas le vaudou de pacotille, non, les tables de la loi de la presse mensuelle britannique rétrograde à venir. Mojo, dont le premier numéro est sorti en novembre 1993, proposera un plan diabolique : considérer les grandeurs du passé non seulement avec pédagogie mais avec autant d’intérêt que pour la production du jour. Avant Youtube, avant internet, avant Manœuvre à la Nouvelle Star. Bref, le rock des vieux, les Faces et les Rolling Stones. Bell ira à l’époque jusqu’à s’exhiber avec une guitare Zemaitis, modèle phare un peu tape à l’œil de Ron Wood et de Keith Richards, ce que même Neil Hagerty** de Royal Trux, aussi concerné par ce petit biais psychiatrique, ne se laissera jamais aller à faire. Alors qu’on a cru que le rock anglais allait avancer en s’inspirant de son passé (Primal Scream), il va finalement se contenter de repeindre, avec plus ou moins de talent, de vieilles demeures désormais anoblies. A nos âges de l’époque, on est en droit de mal le prendre et de retourner écouter Sebadoh d’un air chafouin.
Pourtant Carnival Of Light, des années plus tard et bien au-delà de ce dont il est le symptôme, est très loin d’être un mauvais disque. Revue de détail.
Moonlight Medicine. Grosse escarmouche en ouverture, intro au sitar (le « psyché » n’était alors pas vraiment revenu en odeur de sainteté) morceau en escalier, présence de Jon Lord de Deep Purple, tout est fait pour enquiquiner l’Indie Police. Qui marche à fond, se scandalise et passe à côté d’un bel épuisement. Il en existe, croyez-le ou non, un remix de type minimum syndical par Portishead.
1000 Miles. Habile mélange entre Everybody’s Talkin’ de Fred Neil et Feel A Whole Lot Better des Byrds dans un ton faussement enjoué qui confirme une fatigue certaine dans le passage à l’âge adulte.
From Time To Time. Intro bluffante au Fender Rhodes, suivie d’un riff presque Heavy Blues. Nous n’étions pas prêts. Morceau frondeur, surprenant et pas loin des alpages.
Natural Grace. Intro Byrdsienne impeccable, puis Mark Gardener (c’est sa face) fait son petit romantique de service. Peut-être le morceau le plus proche des débuts du groupe. Mais avec un air pseudo californien genre Houses Of The Holy (more to come).
Only Now. Assez chiant dans le même ton malgré un solo à la Nono***, pour ceux qui aiment.
L’effort de groupe étant un beau sabordage à l’époque, Gardener et Bell**** commencent un bataille d’égo pouilleuse qui fait que (et comme les Spacemen 3 avant eux) chacun aura sa face du disque. On marquera donc la face B du sceau du blondinet, ça tombe à pic, elle commence par un tour de force.
Birdman. Incongru, inqualifiable, l’incompréhension est totale. Je me souviens très bien avoir émis la phrase geignarde : mais qu’est-ce que c’est que cette merde ?!
Intro brumeuse décapitée sans sommation par un hénaurme riff Zeppelinesque (le mot est enfin lâché) entre jam session oiseuse, colère rentrée et montées de tension rarement atteintes à l’époque. Même The Verve fait Lovin’ Spoonful en comparaison. Au final le classique caché et inavouable de Ride. Ils ne le jouent plus guère d’ailleurs, probablement toujours dévariés devant l’immensité de la chose.
Crown Of Creation. Premier appel du pied au patron (Alan Mc Gee) qui les a mis en fonction et en confiance et vit alors à l’aune de petits problèmes de type drogue et alcool. C’est bien entendu finement déguisé en chanson d’amour pour celle que Bell épouse à l’époque, sa belle moitié suedoise, Idha Övelius et leur fascination commune pour le country folk US avec deux disques formidables***** dont nous vous reparlerons à l’occasion. C’est objectivement la meilleure chanson du disque. La plus belle de Bell.
How Does It Feels To Feel. Second coup de tatane sur la couche embrumée du patron. L’original étant rigoureusement indépassable, Ride limite les dégâts mais tout juste. Quelques personnes vont néanmoins découvrir The Creation (le groupe) grâce à cette cover poussive.
Endless Road. Assez grotesque malgré ses intentions louables. N’est pas Al Green qui veut. Et surtout pas eux. Hors sujet.
Magical Spring. On rentre dans le ventre mou du championnat. Les albums peuvent remplir plus d’une heure au format compact disc. Ce genre de morceau parfaitement inutile en est la preuve accablante. Les joliesses Bollywoodiennes de Rolling Thunder abondent en ce sens. Mais peuvent faire une intro potable à ce qui suit.
I Don’t Know Where It Comes From. Une petite chorale de bambins qu’on aurait pu shunter au mixage sur la suite, fait un écho modeste au You Can’t Get Always Get What You Want des Rolling Stones. Le reste à l’avenant. Ce n’est ni un hommage, ni un clonage, juste un peu tout ça à la fois et c’est franchement casse-gueule. Mais miraculeusement, au lieu de reprendre la panoplie groovy glorieusement souillée par Primal Scream, ils arrivent à caser malgré tout une assez bonne chanson de …Ride. Malgré un final catastrophique, qui rend bien cet état de fait : alors que certains deviennent des superhéros, les quatre d’Oxford en restent au Mako moulages. Et ne vont pas tarder à tout saloper en quittant la scène avec le terrifiant Tarantula (1996). Une épopée glorieuse avec une fin médiocre. Puis une reformation confortable.
Cette fin d’album un peu en eau de boudin aurait pu être évitée en remplaçant les derniers morceaux par une de leur plus glorieuses face B. Let’s Get Lost. Qui en moins de quatre minutes détachées en face B du premier single Birdman (un chédeuvrabsolu, je me permets d’insister), aurait fait une conclusion un peu moins péteuse.
Au final Carnival Of Light se rapproche du Their Satanic Majesties Request des Stones. Un disque raté pour l’époque (1967), piteusement vide et opportuniste à sa parution. Mais qui trouvera un biais plus que chérissable par moment, des moments d’une intensité remarquable, mine de rien. Le groupe ira jusqu’à le renier quelques temps après sa sortie, le renommant perfidement Carnival Of Shite. C’est pourtant, si ce n’est leur meilleur album, quoique, le plus intéressant.
Pour ma part il marquera, bien après sa sortie, le début d’une nouvelle vie. Alors que, début 2000, je m’ennuie à l’étage d’un bar mythique – dont nous venons d’enterrer l’âme, en compagnie d’amis de trop longue date, j’entends les remous de Moonlight Mile. Effaré par tant de culot, je descends illico au bar et me trouve nez-à-nez avec ceux qui vont devenir mes frères d’armes et mes meilleurs camarades pour les années à venir. Parler de ce disque impliquera une conversation passionnante d’une décennie intense. Mais c’est une autre histoire…
Carnival Of Light de Ride est sorti en juin 1994 sur le label Creation Records.
*Que celui, garçon ou fille, qui n’a pas eu alors l’envie de rouler des pelles à Mark Gardener se dénonce sur le champ… ** un incurable Beefheartien moderniste en comparaison *** pas celui de Trust, l’autre, le monosourcil d’Oasis **** Marc Jardinier et André Cloche en vf ***** Melody Inn (1993) et Troublemaker (1997)