J’ai écouté le futur des frères D’Addario et il s’appelle Redd Kross. Blague – et référence springsteenienne – à part, c’est une source d’étonnement et de même de perplexité qui n’est pas prête de se tarir. Pourtant, force est de constater qu’au beau milieu des foules qui s’extasient légitimement sur les performances virtuoses de The Lemon Twigs, l’évocation du nom de Redd Kross ne suscite, très souvent, qu’une indifférence embarrassée ou un haussement d’épaule qui dissimule tant bien que mal l’ignorance ou l’absence d’intérêt. Des frangins longilignes – un guitariste et un bassiste – qui secouent leurs tignasses impeccablement échevelées, attifés de panoplies rétros témoignant ostensiblement d’une maîtrise irréprochable des codes pop sous-culturels et qui brassent, par chansons de trois minutes interposées, soixante années de références musicales ? Ça ne sonne la cloche de personne ? Eh bien non, manifestement. Ou de pas grand monde. Heureusement, les occasions s’accumulent ces derniers temps de marteler l’importance considérable d’un groupe qui célèbre dignement son quarante-cinquième anniversaire avec, en guise de bougies, un concert parisien trop longtemps reporté, la diffusion annoncée dans plusieurs festivals d’un documentaire – Born Innocent, The Red Kross Story d’Andrew Reich, la publication d’une biographie nourrie des témoignages, parfois contradictoires, des principaux intéressés – Now You’re One Of Us de Dan Epstein. Et surtout la sortie estivale d’un nouvel album, le troisième depuis que les frères McDonald ont repris leurs activités communes au début des années 2010, après seize années de pause, à la démesure de leur talent : double et monochrome – oui, comme le blanc de leurs idoles dont ils ont même scrupuleusement copié la typographie – à la fois dense et hétéroclite, et truffé de ces tubes pop d’autant plus attachants qu’ils demeurent comme suspendus à leurs imperfections brouillonnes.
Une somme d’autant plus remarquable qu’elle semble dépourvue de toute prétention à l’achèvement total. Non pas un résumé qui chercherait vainement à condenser les épisodes précédents. Plutôt une plongée libre, un vagabondage inspiré dans ce passé que les frères parviennent à prolonger brillamment et dont ils extraient, au petit bonheur la chance, à la fois les souvenirs et la vitalité présente. Le secret de cette admirable jouvence se trouve peut-être éventé dans ces quelques mots extraits de Simple Magic : « Three sacred chords, their power shouldn’t be ignored. » Indéniablement, les frères McDonald qui ont entamé leur carrière intermittente à l’âge où les Jackson 5 prenaient leur première retraite – quinze ans pour Jeff, onze pour Steven – semblent avoir conservé un enthousiasme intact pour ces passions musicales adolescentes qui n’ont jamais cessé d’irriguer leur œuvre et pour cet univers de fantasmes pop naïfs et spontanés où se côtoient, sans la moindre préoccupation normative pour les frontières étanches qu’imposeraient les règles strictes du goût que l’on juge communément bon, à la fois les pyrotechnies du Metal et les mélodies enfantines du bubble-gum, Kiss et les Beatles, les Stooges et Scoubidou, le rock garage et le glam à paillettes. Tout cela est ici balayé avec une verve, une fraîcheur et une insouciance que bien des jeunes gens plus perfectionnistes et compassés pourraient trouver à leur envier. En l’occurrence, la légèreté formelle est d’autant plus propice au surgissement impromptu des émotions qu’elle n’exclut en rien l’introspection nostalgique et la continuité des souvenirs. Chacun dans leur couloir de songwriter – à l’exception d’une ballade conjointe, The Main Attraction, ornée d’harmonies belles à pleurer – Jeff et Steven reviennent tour à tour sur quelques épisodes de leurs vies – intime ou publique – en en soulignant à traits allusifs et pudiques des résonances toujours présentes. A commencer par Way Too Happy, dont le titre s’inspire d’une citation attribuée à Kurt Cobain en 1987 pour justifier de son absence d’appétence pour Redd Kross, et qui règle sans hargne ce vieux compte posthume – « What did he mean ? » s’interroge Steve avec des inflexions vocales qui retentissent comme un hommage à l’idole du grunge. Born Innocent aussi – l’ultime chanson qui reprend le titre du tout premier album du groupe, publié en 1982 – qui vient refermer la boucle temporelle et résonnent, dans ce contexte si particulier, comme un appel convaincant à surmonter les désenchantements inévitables des décennies écoulées. Le meilleur album d’un très grand groupe ? On n’est pas très loin d’en être convaincu.