Rendez-vous est donné au Dunkerque, le bar au store jaune jouxtant le disquaire Balades Sonores, devant lequel une file d’attente se dessine déjà. Les deux membres fondateurs de Real Estate, Martin Courtney et Alex Bleeker, y sont attendus pour un showcase. Au programme : quelques titres, en avant-première, de The Main Thing, leur cinquième album paru le 28 février chez Domino, entrecoupés de classiques – car c’est à cette catégorie qu’appartiennent désormais des albums comme Days et Atlas. C’est avec Alex Bleeker, le bassiste à l’air enjoué, que j’ai eu la chance de m’entretenir quelques minutes avant le concert. Pas avare en paroles, il a exprimé sa gratitude envers la longévité du groupe, lancé en 2008 dans la petite ville de Ridgewood, New Jersey, avec ses amis d’enfance Martin Courtney et Matt Mondanile, et confirmé ce désir, partagé par toute la bande, de continuer à explorer leur identité sonore, que ce soit en se nourrissant des différentes influences de chacun ou en collaborant avec des musiciens venus d’autres horizons. « I don’t need the horizon to tell me where the sky ends. » a chanté Courtney ce soir-là, au cours d’un set intimiste, guitare et basse pour seul accompagnement, que les chanceuses personnes présentes garderont en mémoire.
A la fin de l’année 2019, de nombreux magazines musicaux ont publié leur classement des albums les plus marquants des années 2010. Cela a été l’occasion de se rappeler de l’importance d’Atlas. Vous êtes vous rendus compte de l’impact qu’avait pu avoir cet album sur la décennie passée ?
Cela nous a fait plaisir d’être inclus dans ces listes. Je trouve le système de liste problématique et incomplet, mais cela reste un honneur. Je ne sais pas comment Atlas a influencé les gens au cours de la décennie, mais je sais qu’il s’est inscrit dans un moment particulier de la musique indépendante. Quand Days et Atlas sont sortis [respectivement en 2011 et en 2014], j’ai remarqué qu’un certain nombre de groupes avaient ce son similaire. Nous faisions partie d’une scène, et peut-être que nous l’avons influencée aussi.
Le succès critique et public de vos premiers albums vous cause-t-il une pression supplémentaire au moment de la sortie des nouveaux ?
Je dirais que oui ! Nous nous sommes mis beaucoup de pression par rapport au dernier album car bizarrement, il semble que plus ton groupe existe depuis longtemps, plus il est difficile de maintenir l’attention des gens. Ils se disent : « Oh, Real Estate, je sais à quoi ça ressemble ! » et considèrent cela comme acquis. Voilà dix ans que nous existons. Nous voulions proposer quelque chose de nouveau tout en restant nous-mêmes ; donner aux gens une raison d’écouter le nouvel album. La pression était encore plus grande cette fois-ci, mais elle est présente à chaque fois. C’est une bonne pression cependant, qui peut donner de l’inspiration.
Au bout de dix ans de carrière, qu’est-ce qui vous donne envie de continuer à jouer ensemble ?
J’ai simplement l’impression d’être la personne la plus chanceuse de la terre, à pouvoir voyager à travers le monde et rencontrer des gens tout en faisant de la musique avec mes potes. Nous avons eu quelques changements dans notre formation et la dynamique interpersonnelle à l’intérieur du groupe est très bonne aujourd’hui. Nous aimons la musique et ce que nous faisons, nous nous aimons les uns les autres, et nous nous sentons vraiment chanceux que les gens aient toujours envie de nous écouter. Je crois que tout est là, en fait : que les gens aient toujours envie de nous écouter. Cela nous semble incroyable et nous allons continuer à jouer aussi longtemps que nous le pourrons pour cette raison-là.
Penses-tu que les changements qui ont eu lieu dans la formation du groupe ont influencé votre musique ?
Sans aucun doute. Je n’ai pas envie de trop m’étaler là-dessus, mais se séparer de Matt Mondanile a eu un impact – au-delà de l’aspect musical – au niveau interpersonnel. Nous avions une très bonne raison de le virer du groupe [Matt Mondanile a été accusé d’abus sexuels par plusieurs femmes en octobre 2017, ndlr] mais sur le plan interpersonnel, les relations entre les membres du groupe sont aujourd’hui bien meilleures qu’elles ne l’ont jamais été. La mauvaise énergie est sortie, de la bonne énergie est entrée à nouveau. Sur le plan musical, nous sommes très enthousiastes à propos de l’arrivée de Julian [Lynch] et de tout ce qu’il nous apporte : il a un son de guitare totalement différent ; il est un guitariste, musicien et ami exceptionnel.
Pour ce nouvel album, vous avez collaboré avec le producteur Kevin McMahon, avec lequel vous aviez déjà produit Days. Pourquoi ce choix ?
Nous avons ressenti une connexion émotionnelle avec The Main Thing avant-même que nous ne commencions à travailler sur l’album. Je crois que nous avions conscience du fait qu’après dix ans d’existence, cet album, que nous voulions différent des autres, aurait une vraie importance dans la trajectoire de notre carrière. Un « ça passe ou ça casse », en quelque sorte. Nous connaissions déjà Kevin depuis une dizaine d’année à l’époque de Days. Son studio est dans une ferme, c’est brut de décoffrage. Il a du très bon matériel, mais tout est assemblé à la va-vite, comme dans un garage. En 2011, nous étions très jeunes. Nous nous sommes dit : « C’est le seul professionnel que nous connaissons, faisons un album avec lui. » Le groupe de lycée de Martin [Courtney] avait fait un album avec lui. Nous avons une longue histoire avec ce gars-là. Il est si intimement connecté au groupe que nous le considérons comme l’un des nôtres. Sur The Main Thing, il n’était pas qu’un producteur en train de faire son travail : il était vraiment impliqué, aussi investi que nous sur le plan émotionnel. Il nous a poussés à nous dépasser de différentes manières. Nous savions que c’était ce qu’il allait se passer et c’est pour cela que nous l’avons choisi.
Vous avez invité un quatuor de cordes à jouer sur l’album, et c’était la première fois que vous intégriez de nouveaux instruments à votre musique. D’où vous est venue cette envie ?
Je crois que cela nous ramène à ce souhait commun, cette fois-ci, de faire quelque chose de nouveau ; un album plus substantiel. Lorsque tu veux aller dans une nouvelle direction, l’une des manières de procéder est de se détacher du traditionnel schéma guitare-basse-synthéthiseurs-batterie et de collaborer avec différentes personnes ; pas seulement parce qu’elles peuvent jouer de nouvelles voix, mais aussi parce qu’elles peuvent apporter quelque chose sur le plan créatif. Cette musicienne, Jane Scarpantoni, a composé la majorité des parties pour cordes.
Amelia Meath, moitié du duo de pop électronique Sylvan Esso, fait aussi partie des invités. Était-ce dans la même démarche ?
Cela est arrivé très naturellement. Amelia est une très chère amie à nous, et à moi en particulier : nous étions à l’université ensemble. Tu connais le groupe Mountain Man ? Elle faisait aussi partie de ce projet folk ; trois femmes qui chantaient de magnifiques harmonies ensemble. Notre single Paper Cup a un côté un peu disco, et nous nous disions que cela pourrait être intéressant d’avoir, en réponse à la voix de Martin, une voix féminine. Martin a essayé de chanter cette partie en voix de tête, de manière très aigüe, jusqu’à ce qu’il dise : « Tu sais quoi, on devrait demander à une chanteuse que l’on connait de le faire. » Il a pensé à Amelia, je l’ai appelée et elle a dit oui, tout simplement.
J’ai l’impression que vous êtes aujourd’hui moins influencés par la musique surf qu’à vos débuts, mais je peux toujours entendre cette inspiration dans votre musique. Sur ce nouvel album, elle se manifeste particulièrement sur Brother, le titre instrumental qui clôt l’album.
C’est très drôle : quand nous avons lancé le groupe, aucun de nous n’avait jamais surfé. A travers notre musique nous essayions, c’est certain, d’évoquer la plage. Nous nous sommes délibérément éloignés de cela au fil du temps sauf qu’aujourd’hui, je suis surfeur ! [rires] J’ai déménagé en Californie il y a quatre ans et j’ai commencé à surfer. Je ne peux pas m’empêcher de rigoler, parce que nous faisions de la musique surf sans surfer et maintenant j’adore le surf. Cela donne plus de sens à ce lien que nous avons toujours eu, musicalement, avec le surf.
Also A But est un très beau morceau, et il m’a fait penser à Pink Floyd. La musique des années 1960 semble vous avoir beaucoup influencés. Diriez-vous aujourd’hui que c’est l’une de vos influences principales ?
Je dirais que oui, tant de groupes des années 1960 et 1970 ont marqué les esprits, ont été précurseurs… On connait les grands noms, mais je découvre sans arrêt de plus petits groupes grâce à toutes les rééditions que font les labels. Il faut admettre que c’était une période inspirante pour le rock’n’roll. J’adore Pink Floyd. J’ai ressenti la même chose que toi à propos de ce morceau ; on y retrouve ce jeu de guitare en glissando. Ce qui est cool, c’est que c’est Julian [Lynch] qui l’a écrit. C’est la première chanson qu’il a écrite pour le groupe et c’est probablement pour cela qu’elle se détache du lot. Elle sonne différemment, et ce n’est qu’un exemple de tout ce qu’il nous apporte.
Aviez-vous envie d’intégrer de nouvelles influences dans cet album, venant peut-être de styles sur lesquels le public ne vous attend pas ?
Oui ! La soul, le R’n’B des années 1970, et ces musiques plus dansantes. Nous essayons de trouver le parallèle entre ce que nous faisons et cette musique-là, de nous retrouver au milieu, comme on peut l’entendre sur Paper Cup. Notre batteur Jackson [Pollis] nous influence beaucoup sur ce style, il essaie toujours de nous pousser à explorer ce genre de rythmes. Au fur et à mesure que nous avançons, j’ai envie d’aller plus loin dans cette direction.
The Main Thing se compose notamment de deux interludes instrumentaux, Sting et Brother. Vous en aviez déjà intégré à vos précédents albums Atlas et Days. Quelle place occupent ces instrumentaux sur l’album ?
Je pense que les instrumentaux sont ce petit truc en plus qui donne à l’ensemble l’allure d’un album. Il y a une histoire intéressante derrière cela : le premier interlude de l’album [Sting] a été écrit par Matt [Matthew Kallman], notre claviériste, et c’était la première fois qu’il contribuait à l’écriture. Cela s’est fait en studio, de manière très spontanée. Il est arrivé avec une partition et nous avons eue envie de la travailler ensemble. La boîte à rythme a apporté cette jolie atmosphère. Il était tard le soir – ce que l’on peut ressentir à l’écoute je crois – et nous avions vraiment l’impression d’être dans l’exploration. Ce morceau est comme une petite fenêtre sur le studio durant l’enregistrement. Le dernier interlude, celui qui clôt l’album [Brother], est vieux de quelques années. Il était sur une vieille cassette de démos que Martin a retrouvée. Nous y avons juste ajouté quelques voix supplémentaires. Il dénote du reste de l’album, il est chaleureux… C’est une agréable et jolie conclusion. Si tu l’écoutes à nouveau, tu entendras la fille de Martin dire « Hello » dans les dernières secondes [rires].
Qui écrit les paroles ? Y a-t-il un ou plusieurs paroliers dans Real Estate ?
Celui qui écrit les paroles est toujours celui qui chante la chanson ensuite, c’est à dire Martin la plupart du temps. Il y a quelques chansons que j’ai écrites et chantées au fil des ans. Also A But, c’est Julian qui l’a écrite et qui la chante. Martin est le parolier mais sur cet album, pour la première fois, il y a eu des échanges entre nous autour des mots choisis. Nous essayons vraiment de travailler collaborativement au maximum, simplement parce que c’est la manière la plus sensible de faire les choses. Si nous faisons facilement des retours sur la manière de jouer de l’un ou le son d’un autre, cela est plus difficile sur les paroles et le chant. Il y a quelques moments où nous avons dû dire à Martin : « Tu chantes ceci, mais on dirait que tu veux dire cela », et alors il revoyait sa copie. Je crois que le fait que chacun d’entre nous soit attentif à ce que font les autres, et notamment aux paroles, nous rend plus forts.
Dernière question : vous avez vécu et beaucoup évolué dans la ville de New York, et plus spécifiquement à Brooklyn. Quelle regard portez-vous sur la scène musicale new-yorkaise actuelle ?
Je vis maintenant en Californie, mais je passe beaucoup de temps à New York. Nous sommes en fait éparpillés aux quatre coins des États-Unis désormais : Matt le claviériste et Jackson le batteur y sont toujours, mais Martin vis à environ deux heures de là, à la campagne, et Julian vis dans le Midwest, à Madison, Wisconsin. New York reste notre maison : quand nous nous retrouvons, c’est généralement là que nous allons. Ce qu’il s’y passe au niveau musical ? Je ne sais pas, mais je crois que c’est beaucoup de dance, de house. C’est ce qui est cool maintenant. [rires]