La démarche de Puce Moment s’inscrit dans un truc très spécial : et je dois bien avouer que je n’ai pas forcément les armes adéquates pour mettre en perspective le résultat de leurs recherches musicales. Donc, pour ne pas raconter trop d’idioties, j’ai potassé, comme un étudiant bûcheur, le très complet travail d’accompagnement du label Vert Pituite La Belle qui œuvre dans des marges assez peu visibles et difficilement classables (musiques expérimentales, improvisées, chansons réalistes…). Pour poser les choses, il s’agit, d’un côté, de Puce Moment, donc, duo de compositeurs au nom à priori inspiré d’un court-métrage de 6 minutes réalisé par Kenneth Anger en 1949, plutôt portés vers l’art contemporain et les pratiques dites transversales (théâtres, images, création scénique…) et, de l’autre, des fameux orgues mécaniques, connus dans le Nord de la France (en Belgique, en Suisse et aux Pays-Bas aussi), qui fonctionnent avec des cartes perforées et qui mettent l’ambiance dans des cafés reconnus, où l’on danse de 16 à 22 heures le dimanche.
J’ai, pour ma part, découvert ce genre d’orgues de Barbarie géants (certains font plus de 4 m de hauteur) dans le documentaire Sound Of Belgium (Jozef Devillé, 2012) : alors que je m’attendais à un film sur la New Beat, la fascinante première partie revenait sur l’histoire de ces automatophones, à la fois DJ robots de bois et de boulon et juke box à vent, balançant polka, slows, rumba et tango. Nicolas Devos et Penelope Michel, alias Puce Moment, originaires de Dunkerque, se sont donc piqués de composer des pièces originales, retranscrites pour être jouées sur ces machines à musique. Habitués des instruments anciens dont ils ont fait leur matière à expérimentations, ils fréquentaient surtout ces cafés très spéciaux quand ils étaient jeunes, et ont gardé une tendresse pour leurs ambiances folkloriques. Au-delà de cette dimension moderne de réappropriation de matériel et de répertoire ancien (on pense forcément à La Novia, ou à Sourdure), de revitalisation d’un patrimoine en voie de muséification (au mieux) ou d’abandon (au pire), j’y entends surtout une manière d’invoquer des fantômes, d’insuffler de l’âme à une musique automatique, à l’instar de Pierre Bastien et de ses mécanos, ou dans un univers sci-fi, les trois robots de Squarepusher.
A ce propos, Anna Czapski, qui signe le texte du dossier de presse, évoque le Japon où « l’aura d’un objet provient de sa matière mais aussi des auras de ceux qui l’ont fabriqué et qui en ont pris soin. Cette aura est comme une âme pour qui croit en ce que Chris Marker nomme si bien ‘l’entre deux’ : pas tout à fait un au-delà métaphysique mais plutôt un présent augmenté des traces de toutes nos histoires. » Une âme qu’on devine cachée dans ce matériel ancien, à remettre en mouvement pour utiliser leurs pouvoirs secrets d’envoûtement, de transe à la manière des musiques électroniques par exemple, en boite de nuit, ou en rave. Et c’est là que je dois me défaire de mes habitudes d’écoute pour faire face à une musique très raide aux premiers abords, mais si amicale après-coup. Si je me doute que la place idéale serait plutôt du côté des Flandres, dans un troquet boisé face à ces géants de bois et d’acier, à siroter une bonne bière blonde entre deux danses, la magie opère et invite à un état proche de l’hypnose (cinq plages de presque 8 minutes chacune), comme si l’horloge Comtoise de mes grands-parents avait pris un ecsta, provoquant une mollesse aléatoire dans son ding dong et ses aiguilles, et improvisant avec une horloge de Forêt Noire soûle libérant son coucou de façon frénétique et irrégulière. Il est clair que l’expérience méritait l’écrin d’un bel objet, un vinyle lourd, une pochette en noir et blanc magnifique, témoignage d’une expérience de piratage mécanique ultra contemporain, et de détournement d’une mémoire de musique pour le coup éminemment populaire. Pointu.