
Deux ou trois choses d’importance encore… Je viens (avec une aide complice) de réaliser que l’illustration de la pochette était en fait une photo de la piscine intérieure du Hearst Castle, construction mégalomaniaque mais souvent magnifique le magnat de la presse William Randolph Hearst avait fait construire dans les années trente sur les hauteurs californiennes. Qui inspira Orson Welles pour ce que vous savez. Citizen Kane, Xanadu, Rosebud… On pourrait en tracer des lignes.
D’autre part, notre chef suprême vient de retrouver ma chronique originelle du disque parue dans la RPM en Avril 2000. Je n’en changerai même pas une virgule.
The For Carnation (Domino/Labels)
Comme toujours avec les groupes cultes (et Slint est définitivement un groupe culte), l’empreinte laissée par l’album S(p)ider(l)an(d)t où l’on chargeait du mercure à la fourche en tutoyant les astres, marque un point de non-retour. Une borne absolue et définitive qu’on ne voudrait pour rien au monde détacher de nous. Mais il y a les hommes, et le silence de Brian McMahan n’avait que trop duré. Il faudra donc faire avec et tenter de ne pas juger ce deuxième album de For Carnation à l’aune de Spiderland, cet objet très personnel. Pas si simple de ne pas reconnaître dans un langage qui a changé, les marques de nos émois, chant parlé-murmuré, rythmes fatigués de vivre. Mais c’est tout et il faudra s’en contenter et aller chercher ailleurs l’intérêt de ces six longs morceaux. Pour le meilleur on aimerait croire que cette fluidité profonde se frotte à nos Talk Talk ou Bark Psychosis, groupes silencieux qu’on a pu justement n’apprécier qu’après Slint, ou encore cette métronomie butée et finalement poétique que l’on trouvera, en grattant patiemment l’écorce du métal, chez Shellac ; au pire on y trouvera beaucoup trop de questions sur nous-même et le rapport complètement démesuré qu’on instaure avec certains disques. Toujours est-il que le principal reste la patience, cette faculté d’adaptation et de peine à venir, ce mystère qui fait que les choses, McMahan ou pas, viennent à vous. Ou non.
Etienne Greib •••••°
Une bonne nouvelle n’arrivant rarement seule, suite à la publication de l’article, ne v’la t’y pas que Philippe Morrisson himself, ancien collaborateur émérite de la RPM canal (pré)historique et activiste indispensable sous le nom de Vivian Vog me contacte car il a retrouvé une interview (absolument géniale, il va sans dire) d’époque, parue à l’origine dans la revue Octopus. Elle éclaire d’un jour nouveau le disque, le personnage et le mythe Spiderland. Nous la republions en le remerciant et avec une immense fierté, il va de soi.

THE FOR CARNATION
« Don stepped outside. It feels good to be alone »
(Don, Aman, lyrics by Brian MacMahan, music by Slint)
Déconseiller aux gens pressés
« Laisser ma musique mûrir », c’est la seule explication que donne Brian McMahan pour expliquer la raison de sa discrétion artistique durant ces années 90. Depuis ce printemps 1991 où parut Spiderland, le second album mythique de Slint, l’homme n’aura sorti que deux mini-albums réunis sur la compilation Promised Works, sorti en Europe sur le label Runt il y a deux ans (en 1997, ndlr), le tout ne représentant que neuf morceaux, onze si l’on compte les inédits sur deux compilations. Ça fait peu pour un homme qui a contribué à révolutionner la musique indépendante durablement tout en restant dans l’ombre, évitant une mise en abîme à la Kurt Cobain. On ne compte plus les groupes qui se sont formés après l’écoute dévastatrice de Spiderland et ont donné naissance à ce qu’il a fallu appeler le post-rock.
Bénéficiant sur ses deux disques précédents du soutien de ses amis de toujours, devenu fameux par leurs groupes respectifs (Tortoise, Gastr Del Sol, Palace), il a donc préféré reconstituer autour de lui un vrai groupe disponible pour ses épanchements intimistes. Depuis 1997, il travailla donc à ce premier véritable album des For Carnation, suite logique des épisodes précédents, et nous offrir six morceaux (toujours aussi avare l’homme) pour poursuivre ce qu’il faut commencer à appeler une œuvre musicale.
« C’était une décision consciente d’attendre tout ce temps avant de sortir ce disque. J’avais eu la chance d’enregistrer sur mes disques précédents avec des amis fabuleux mais à chaque fois tout se passait très vite. Alors, après la sortie de Marshmallows en 1996, j’ai su qu’il me fallait un vrai groupe ».
Il lui aura donc fallu presque deux ans pour trouver les bonnes personnes, puis une autre année passée en studio à Los Angeles à bosser les compositions. Au final, Brian McMahan s’estime très heureux d’avoir enfin réussi à trouver la bonne combinaison de talents. C’est-à-dire Steve Goodfriend (Radar Brothers) à la batterie, Bobb Bruno joue lui des guitares et des samples (qui joue aussi dans un autre groupe sur le label de Thurston Moore), son frère Michael McMahan à la guitare et Todd Cook la basse. L’ensemble donne aux For Carnation une splendide cohésion comme en témoigne le morceau A Tribute To, cousin rythmé de
Washer prouvant que Brian McMahan peut être la pointure au-dessus de tous ses suiveurs post-rock, quand il le veut bien. Mais, ne vous attendez pas à un changement drastique, Brian privilégie toujours les morceaux mid-tempo tournant autour de quelques rares accords de guitares lancinantes qui creusent un sillon mélodique et procurent une douce sensation hypnotique, ce qui tient à la manière dont les morceaux sont composés.
« La majorité des morceaux sur l’album sont basés autour de quelques phrases musicales que j’avais écrites sur un clavier, mais c’est vraiment le fait d’improviser en studio qui a structuré le tout. Nous avions enregistré toutes nos répétitions et avons retenu les morceaux qui peuvent sembler d’apparence simple mais qui en fait sont très riches. Même si avec ce groupe, je commence à apprécier la scène, ce que je préfère c’est construire la musique en studio à partir d’ébauches ».
De fait, l’album s’apprécie au fur et à mesure des écoutes. Vous découvrirez la parcimonie des arrangements et leurs richesses harmoniques, basés sur une utilisation subtile des claviers et autres samples.
The For Carnation fait partie de ces groupes qui ne s’écoute que la nuit. La nuit qui rend les sons plus profonds. Ce qui est d’autant plus évident si vous écoutez l’album au casque. Vous apprécierez alors les cordes arrangées par Christian Frederickson des Rachel’s sur Moon Beams et Empowered Man’s Blues, la courte participation vocale de Rachel Haden (la fille de Charlie Haden) de That Dog sur le magnifique Snoother aux réminiscences Talk Talk, la batterie inventive de Steve Goodfriend (aka Britt Walford) sur Being Held. L’album est donc à déconseiller aux gens pressés, à tous ceux qui ne supportent pas les albums sans singles et les chansons qui ne contiennent qu’une seule idée. Une seule idée que Brian MacMahan et ses acolytes vont explorer en ajoutant et en retirant certains sons.
Aujourd’hui, j’arrête le rock.
Il peut paraître étonnant que Brian McMahan, comme ses amis illustres John McEntire ou David Grubbs pour n’en citer que deux, ait suivi une évolution semblable, eux qui ont commencé dans le milieu des années 80 en pratiquant un rock hardcore américain pour se calmer par la suite et s’adonner aux joies des atmosphères paisibles et intrigantes de ce post-rock et de ses dérivés.
« Je ne sais pas. J’ai vu David Grubbs éclater le manche de sa guitare et je peux t’assurer qu’il ne s’est pas assagi. Il a toujours ça en lui. David Pajo, lui, joue avec Royal Trux, donc… Peut-être que tu peux dire que jusqu’à un certain point je me suis libéré d’un tas d’agressions et de sentiments que je ressentais quand j’étais plus jeune, alors l’oppression peut sembler moins forte. C’est une évolution personnelle. Je ne pense pas qu’un seul d’entre nous ait eu conscience d’évoluer ainsi. On ne s’est pas réveillé un matin en se disant : aujourd’hui, j’arrête le rock. Tu as simplement un groupe d’amis qui ont grandi ensemble, avec le même background, dans la même région, et qui ont mûri en parallèle et qui se sont influencés les uns les autres ».
Il y a deux sujets sur lesquels il n’aime pas s’étendre, ses influences et ses paroles. S’il citera volontiers Isaac Hayes, Leonard Cohen, Pasolini ou bien encore Milan Kundera, la conversation reviendra toujours sur ses amis Will Oldham, David Grubbs, David Pajo, Britt Walford. Mais, il finira par concéder que :
« Dans l’ensemble j’ai un noyau d’artistes que je suis ou j’essaie de bien cerner l’œuvre de ceux qui ont fini leurs carrières ». Quant aux paroles, il nous confiera que celles de Spiderland avaient été écrites à l’avance mais qu’il n’avait jamais répété son chant avant l’enregistrement, qui a été réalisé dans l’obscurité, sûrement propice à ce phrasé si proche et si cru.
« A chaque fois que j’enregistre un disque, je m’y mets au dernier moment. Je ne me préoccupe pas beaucoup de ma voix et de mes paroles. Je préfère passer mon énergie sur les morceaux, pour que la musique communique telle émotion. Je devrais probablement rendre ma voix plus expressive ou dynamique. Mais, jusqu’ici ça me semble un luxe pour lequel je n’ai pas le temps ».
Et que réponds-tu à ceux qui estiment que tu verse parfois dans l’auto-complaisance dans ta musique ?
« C’est une critique légitime. Parce que parfois, lorsque tu essaies d’être sincère et de présenter des idées ou des sentiments de la manière la plus directe sans essayer de les rationaliser, tu prends le risque d’être perçu comme auto-complaisant. A une époque j’ai été coupable de ça, je ne suis pas parfait, je ne le serais sûrement pas demain encore. Mais honnêtement, j’essaie vraiment de communiquer plus… Je ne fais pas un disque pour m’amuser. Je m’amuse à le faire, tu vois la différence ? « .
Le pays des araignées
Après le split de Slint en 1991, Brian McMahan a subi qu’il appelle sa crise de la quarantaine à 23 ans. Spiderland avait été une expérience aussi intense qu’éprouvante sur le plan personnel et il estime sain le fait d’avoir arrêté à ce moment-là. Puis, il passa un an et demi à subir les pressions familiales concernant son avenir.
« Tout le monde a un moment donné doit se poser ces questions mais ça a été dur pour moi de me libérer de tout ça, de me dire qu’il fallait que je continue dans cette voie-là ».
Il est difficile de l’imaginer faire plein de petits boulots pour survivre. De maître-nageur à cuisinier en passant par du télémarketing, il a même vidé les poubelles.
« Je me suis demandé pourquoi devrais-je donner autant d’énergie à la musique si je n’arrive pas à en vivre et à être reconnu pour ça. Parce qu’il faut se rendre compte que lorsque nous avons splitté, personne ne connaissait Slint. Avant que ce bouche à oreille ne fonctionne, je ne savais pas quoi penser. Je pensais trop je crois. Et j’ai donc vraiment arrêté de jouer de la musique durant cette période. C’était comme une réelle douleur d’y penser. Et c’est là où Will Oldham est arrivé ».
Le jeune homme qui avait pris la photo de la pochette de Spiderland s’est avéré un compositeur hors pair et en demandant à son ami de participer à l’enregistrement du premier album de Palace Brothers, There is No One- What Will Take Care of You, lui a sûrement permis de se trouver véritablement.
« Il m’a fait comprendre que la chose la plus satisfaisante que j’ai ressenti dans ma vie, c’était de collaborer de manière créative avec d’autres personnes. Je pense que ça doit combler en moi certains manques comme le fait de communiquer sur un plan que beaucoup de gens ne peuvent se permettre de connaître dans la vie quotidienne. Will m’a vraiment ouvert les yeux sur tout ça. Mais, il m’a fallu encore un peu plus de temps pour commencer For Carnation ».
A ce moment-là, Slint a failli se reformer sans le bassiste Todd Brasher (Ethan Buckler n’ayant participé qu’au premier album, Tweez avant de former King Kong), mais au bout de quelques mois, la sauce ne prenait pas et Brian MacMahan, David Pajo et Britt Walford se séparèrent à nouveau. Certains des morceaux travaillés se retrouvant sur les deux premiers disques de For Carnation, auquel participe David Pajo.
« Les deux premiers disques m’ont beaucoup appris personnellement et musicalement. Je manquais de confiance en moi et à ce moment-là, je prenais conscience que Slint commençait à prendre une certaine ampleur et donc que mes compos allaient être écoutée à l’aune de Spiderland. J’ai du donc l’accepter et continuer sans y faire attention parce que je n’étais que l’un des membres de ce groupe. Ce n’était pas ma musique, mais celle d’une somme de diverses personnes ».
Il est peut être difficile de réaliser l’aura qui entoure Spiderland si on ne se rend pas compte qu’il a été réalisé par des adolescents américains, originaire d’une ville étudiante ordinaire au milieu des Etats-Unis (Louisville, Kentucky), qui ont exorcisé leurs démons dans Squirrel Bait, un groupe de hardcore américain comme il en existait des tonnes en 1985. A l’âge où on évolue si vite et qui déterminera toute votre vie future, ces kids en l’espace de trois ans sont passés d’une ébauche post-hardcore maladroite bien que touchante à l’une des plus belles musiques de toute la musique alternative américaine et sûrement occidentale, conjuguant beauté avec violence et tout ça avant d’avoir atteint l’âge de 21 ans. Quiconque à écouté une fois dans sa vie des morceaux comme le dépouillé Don, Aman ou le révélateur et mélancolique Washer en a été marqué à vie. Le mot n’est pas trop fort.
« Tweez a été enregistré à l’automne 87 et Spiderland à l’automne 90. Donc, durant ces trois ans, nous avons eu la chance de grandir dans la même direction ce qui est plutôt rare. Je ne pense pas que l’on réagissait contre certaines choses que nous avions faites auparavant, mais on arrivait à l’âge où on commençait à se penser en adulte. On écoutait des songwriters, du folk et du jazz, de la fusion parmi toujours beaucoup de rock. Et je pense que nous avions réalisé que nous voulions composer du mieux possible des morceaux simples et percutants. Nous étions assez ambitieux et nous nous sommes mis la barre assez haute ».
Mark Hollis
Il est un peu désobligeant de le harceler de questions sur un album sorti il y a presque 10 ans, alors la conversation dévie sur l’évolution de sa carrière. Conscient de ses limites musicales, Brian MacMahan fait ce qu’il peut pour parler de choses simples tout en étant le plus exigeant possible sur sa musique et donner le maximum d’autant plus qu’il n’est pas un compositeur très productif.
« Pour moi, c’est important de rester honnête dans ce que je fais car je trouve que beaucoup d’énergie est perdue dans la vie de tous les jours chez les gens sur des sujets superficiels. Heureusement, ma musique ne l’est pas, en ce qui me concerne du moins. »
A 31 ans, Brian MacMahan est prêt à suivre son chemin loin des hypes, à l’abri de toute pose, en essayant de continuer à vivre de sa musique, en toute simplicité comme un certain Mark Hollis qui a lui aussi bien compris quel était le prix à payer lorsque l’on associe sincérité et exigence artistique.
« Je vis maintenant grâce aux royalties de Slint. C’est difficile parfois mais ça vaut le coup. J’ai été plutôt chanceux jusqu’à présent ».
Viviane Morrison
Discographie The For Carnation
Fight Songs, ep (3 titres), 1995, Matador
Marshmallows, mini-album (6 titres), 1996, Matador
Promised Works, compilation regroupant Fight Songs et Marshmallows, 1998, Runt
What’s Up Matador, compilation contenant l’inédit Alfredo’s Welcome,
Sounds Of The Geographically Challenged, compilation contenant l’inédit The Joy Of Fever.
The For Carnation, album (6 titres), 2000, Domino