Tempus (Mute records), nouvel album de l’allemand Stefan Betke et de son projet principal Pole, creuse un sillon inauguré il y a plus d’une vingtaine d’années avec sa fameuse trilogie Pole 1, 2 et 3. Une dubtronica abstraite et froide, conceptuelle et expérimentale, qui est assurément l’une des aventures esthétiques les plus passionnantes de la scène électronique allemande contemporaine. Nous avons pu rencontrer Stefan Betke à l’occasion de son passage au festival BBMix le 26 novembre, et évoquer avec lui une œuvre aussi fascinante qu’indispensable.
Fading, ton album précédent, mobilisait centralement les thématiques du temps et de la mémoire. Ton nouvel album, qui porte le nom de Tempus, peut-il être envisagé comme s’inscrivant de manière assumée dans sa continuité ?
Pole : Dans une certaine mesure oui. Mais en mobilisant les thématiques que tu évoques d’une manière quelque peu différente. Tempus s’attache pour l’essentiel à évoquer cette question de la temporalité, entendue comme la manière dont il s’agit d’envisager le déploiement d’une chose dans le réel. Comment par exemple une chose du passé peut se refléter dans le présent, ou même idéalement dans le futur ? Alors que Fading s’attache principalement à évoquer la perte totale de la mémoire. Cette idée que nous naissons, puis développons progressivement nos facultés intellectuelles. Notamment en stockant dans nos cerveaux le maximum d’information possible. Et avec un peu de chance, nous en conservons l’essentiel. Mais il arrive aussi que nous ne soyons pas en mesure de garder ces informations, dans le cas de la démence (comme maladie) par exemple, nous oublions tout, et définitivement. J’utilise souvent cette métaphore : c’est comme libérer de la place sur un disque dur. Nous pouvons donc comprendre qu’il s’agit de deux processus différents. Perdre la mémoire, et ce qui vous détermine en tant qu’être humain à partir de la liaison que l’on peut opérer entre passé, présent et futur. Deux choses différentes d’un point de vue philosophique. Même si les deux disques convoquent ces figures du passé et du présent, cette figure de la durée, c’est vrai.
L’esthétique dub peut être considérée comme liée au temps. Notamment par la manière dont le temps peut être distordu, déformé. Comment cette altération de la temporalité opère dans ton dernier disque, et dans ton œuvre plus globalement ? Une question qui sur certains aspects est liée à la précédente.
Pole : Évoquons par exemple mon dernier disque. Ce que j’ai voulu faire dans Tempus, de manière un peu idéale, c’est de travailler sur ma capacité à créer un événement. Par exemple, le phénomène du delay, en tant qu’effet qui travaille précisément avec la temporalité et le retard. Imaginez que je joue du clavier là, vous n’entendez pas de manière immédiate, simultanée, le son qu’il produit. Un effet de delay en décale la saisie de, disons, 10 secondes, et surtout il est pris au sein de différents phénomènes de réverbérations qui impactent le son et la déforment de plus en plus. La question est donc de savoir si ce qui est joué dans le passé peut s’actualiser, et se déployer dans le futur. Ceci notamment parce que certains dispositifs techniques captent ce son, le retiennent et en reconfigurent les modes de diffusion (sur le plan de la spatialisation notamment). C’est vraiment une question intéressante. Cela me fait penser à une pièce de John Cage, qui aborde cette thématique. Il enregistre le fait d’être dans un train, puis les sons de la prochaine gare qui se situe à une heure de trajet environ, ceci pour diffuser les sons de cette arrivée future dans le train actuellement en plein trajet. Comme si il s’agissait de faire se percuter présent et futur.
En effet, il s’agit d’une grande question philosophique. A l’écoute de ton dernier disque, sur des titres comme Cenote, Grauer Sand ou Firmament, on croit déceler certaines influences issues du jazz. Je pense que tu es d’accord avec ça. Peux-tu nous en dire quelques mots ?
Pole : Que cette influence soit à ce point perceptible, je pense que c’est assez nouveau. Ceci étant dit, le jazz est un genre important pour moi, qui a même contribué à ma formation musicale – je viens du piano classique et du jazz. Au cours des années 80, j’ai pu contribuer à des formations Hip Hop très influencées par cette esthétique – je pense notamment à A Tribe Called Quest et son usage de samples jazz, etc. J’ai aussi beaucoup joué dans des formations très marquées par la scène free – John Zorn, Fred Frith, Arto Lindsay, ce genre d’artistes se situant au croisement des esthétiques jazz et No Wave. Je suis depuis longtemps un grand fan de Jon Hassell, et j’ai été très honoré de pouvoir travailler avec lui – il a utilisé un certain nombre de matériaux provenant de mon travail, j’ai procéder au mastering de plusieurs de ses enregistrements, et nous sommes restés en contact durant toutes ces années. Ce type très singulier de « Jazz », la manière dont il a pu s’hybrider avec d’autres éléments issus d’une forme elle aussi très singulière de « World Music » chez Jon Hassell, m’a toujours particulièrement intéressé. Évidemment, je me suis toujours attaché à déconstruire certaines formes musicales, que ce soit le dub (dans ma fameuse triologie), ou le Hip Hop dans mon premier LP sorti sur Mute (Pole, 2003). Et je me suis dit qu’il fallait aller encore plus loin, et jouer avec certains items liés à l’écoute du jazz, comme ces accords joués au piano. Cela était déjà perceptible sur Fading, et nous pouvons considérer Tempus comme l’étape suivante d’un tel travail.
Une autre caractéristique notable de ce disque est la présence de beats massifs, une science de la basse qui lorgne parfois en direction de territoires indus ou néo-indus. Cela a pu me rappeler certains artistes comme Kevin Martin (The Bug) ou Mick Harris (Scorn)…
Pole : Ah ! je suis un grand fan de Scorn ou de Kevin Martin. De fait, nous avons un parcours similaire, un background très proche. Kevin par exemple, a été très loin dans l’usage de structures rythmiques massives, lourdes, typiques du ragga, du dub, du dancehall. De mon côté, je me suis toujours intéressé à l’usage de basslines, de motifs rythmiques, qui proviennent aussi de ces esthétiques dub/bass. Mon son est sûrement moins distordu, moins bruitiste, que celui de Kevin. Ma musique fonctionne à un niveau plus « apaisé » que celle des artistes mentionnés ici. La manière dont j’utilise les percussions et les motifs rythmiques est évidemment marquée par ma socialisation musicale au début des 80s : cette frontière souvent floue entre rock, psychédélisme/post-psychédélisme, et puis l’arrivée du punk, etc. C’est aussi à cette époque que j’ai découvert Throbbing Grislte et la musique industrielle. Ce genre était très présent à Düsseldorf, où j’ai grandi. Donc forcément, tout cela se ressent dans ma musique. Notamment par la manière dont je m’attache à en mobiliser certains éléments, à en déconstruire d’autres, etc. Sur des titres comme Stechmück ou comme Allermannsharnisch dans mon dernier LP, cela me semble particulièrement évident. Mais même sur un titre comme Cenote, les motifs percussifs y sont traités de manière assez directe et brutale. Cela me fait penser à cet énorme tambour qui, dans les vieux orchestres classiques, n’intervenait que toutes les demies-heures. Tu sais à quoi il servait ? A réveiller le public…(rires)
Quel matériel as-tu utilisé pour ce disque ? J’ai pu lire que le Minimoog était particulièrement présent.
Pole : Oui en effet. Le Minimoog est très présent dans ce disque (Stefan Betke fait signe en direction du synthétiseur derrière lui, ndlr). D’ailleurs mon studio est équipé de nombreux « classiques ». Tu peux y trouver un Buchla Easel, un Oberheim, un Prohet T-8, un Korg MS 20, un système modulaire Eurorack, une MPC, un Space-Echo, etc. J’utilise beaucoup de matériel différent dans mes productions. Il s’agit évidemment d’un travail visant à en sélectionner un nombre plus restreint pour chaque morceau : j’enregistre un accord avec le T-8, un autre avec le Microwave, et je choisis celui qui sonne le mieux. Il n’en demeure pas moins que ces synthétiseurs « canoniques » constituent le point de départ principal pour mes productions, des instruments dont je retravaille le son avec des effets, des filtres, ou différentes sources de modulation.
Pourrais-tu nous dire quelques mots à propos du graphisme de la pochette de ton disque ?
Pole : Oui, il s’agit d’une peinture à l’huile faite par mon frère Wolfgang. C’est un artiste conceptuel et un peintre. On a toujours voulu travailler ensemble, dans le cadre d’une collaboration artistique, d’une vidéo, etc. Quelque chose qui pourrait être de l’ordre d’une visée de visualisation de la musique. Et surtout, je suis un grand admirateur de son travail, et lui semble beaucoup apprécier le mien. Mais il s’avère que ça n’avait jamais vraiment bien fonctionné. Délicat par exemple de trouver parmi ses peintures celles qui seraient susceptibles d’entrer en résonance avec mes premiers disques. Heureusement, nous avons enfin réussi à trouver un moyen de collaborer avec mon dernier disque. Nous sommes tombés d’accord sur cette peinture, qui à mon avis reflète parfaitement ce que j’avais en tête en l’enregistrant.
Ton œuvre est considérée comme matricielle pour toute une scène dub électronique, qu’on la nomme Dubtronica ou Dub Techno. Pourrais-tu revenir pour nous sur le statut de cette esthétique dub, sur la manière dont elle opère dans ton travail ?
Pole : Le Dub et le Reggae sont de vieilles influences pour moi, j’en écoutais beaucoup à l’adolescence. Un peu comme tout le monde. Je pense à Bob Marley, King Tubby, Scientist, etc. Mais je pense que tout cela a opéré en profondeur sur moi, m’imprégnant d’une certaine compréhension de cette musique. Notamment pour ce qui concerne l’importance des lignes de basse – très épaisses et profondes. Quand j’ai réalisé ma fameuse trilogie – Pole 1, 2 et 3 – j’avais précisément ces lignes de basse en tête, bien plus que ces différentes modalités de spatialisation du son qui caractérisent le Dub – en utilisant ces effets que sont les delays, echos, reverbs, flangers, etc. Je ne m’étais pas forcément rendu compte, à l’époque de Pole 1, de cet usage pourtant massif de la spatialisation. Évidemment, j’étais aussi influencé par l’architecture, par ces figures de l’espace que peuvent représenter les grandes villes comme Düsseldorf, Berlin ou New York. Tout ceci a profondément marqué l’élaboration de ma fameuse trilogie, l’album bleu notamment. Même si c’était d’une façon parfois plus inconsciente qu’autre chose. Il a fallu attendre la fin de l’enregistrement de Pole 1 pour je puisse réellement prendre conscience de tout cela. Notamment parce qu’il a fallu que mon fameux filtre Waldorf endommagé tende à modifier mes motifs percussifs dans la direction de bruits, parasites et autres effets glitchs : j’ai pu me dire, voici une création d’espace typiquement influencée par le Dub. De fait, il s’agit selon bien moi bien plus d’une méthode de production, de création, que de certains items très caractérisés. Une méthode de création d’espaces. Il me semble qu’il s’agit là de l’un des principaux fils directeurs de mon travail.
Quel regard portes-tu sur ta trilogie, Pole 1, 2 et 3, qui a été fondatrice pour toute une scène ?
Pole : C’est délicat pour moi de le dire. C’est aux autres plutôt, non ? (rires). Je veux dire, tout cela est un peu le produit du hasard. Si ce filtre n’était pas tombé en panne de cette manière, s’il n’avait pas commencé à produire tous ces craquements étranges, je n’aurais jamais pu engendrer une telle atmosphère. Une atmosphère qui est caractéristique du son Pole. Avant cela, j’utilisais comme tout le monde une 808 ou une 909, une MPC, et produisait une musique de facture plutôt classique. Mais c’est vraiment avec ce son de filtre si singulier que j’ai pu commencer à me rapprocher d’artistes comme Brian Eno – qui utilisait lui aussi des synthétiseurs endommagés. Bref, les erreurs, les imperfections, les bugs, sont vraiment à prendre au sérieux.
Tu as été très impliqué dans la scène électronique allemande, qu’elle soit techno ou plus abstraite/expérimentale…
Pole : En effet. Même si je suis issu d’un background plus expérimental, plus lié aux avant-gardes. J’ai été formé au sein d’une école d’art, à Düsseldorf. Je fréquentais aussi beaucoup les magasins de disques, comme Delirium à Cologne (qui est devenu Kompakt) ou encore Groove Attack (spécialisé en Hip Hop, américain notamment). De ce fait, mes influences se situaient à la croisée d’un certain héritage rock expérimental et de musiques plus électroniques, basées sur certaines techniques d’échantillonnage, sur un certain usage des synthétiseurs. Dans le même temps, j’étais très attiré par la scène dance qui à ce moment explosait. Notamment lorsque j’ai déménagé à Berlin. Par hasard, j’ai pu rencontrer les gens de Dubplates & Mastering et de Hardwax, qui étaient très liés à la scène techno. Puis je me suis occupé chez eux, pendant quelques années, du mastering. C’était au même étage que le disquaire Hardwax. J’ai travaillé avec beaucoup d’artistes, de Detroit notamment. Cela a donc été une évolution naturelle, même si ma formation musicale est plus liée au champ expérimental et avant-gardiste.
On peut relier ton travail à celui de Basic Channel, très important à l’époque.
Pole : Oui en effet. J’ai d’ailleurs travaillé sur le mastering de certaines de leurs productions.
Tu es réputé pour un certain radicalisme, pour un certain réductionnisme ou minimalisme. Il me semble qu’avec tes derniers disques, tu tends à rompre avec cette esthétique, envisagée au sen étroit du terme. Tu es d’accord avec cela ?
Pole : Ma musique reste minimaliste ! Pas de la même manière que la Techno minimale allemande certes, mais elle reste travaillée par un nombre restreint d’éléments. Surtout, cela n’entre pas en contradiction avec le fait que mes productions soient complexes. Ceci-dit j’essaie en effet d’ouvrir un peu ma musique, en y intégrant des éléments issus du dub du jazz, des formes électroniques contemporaines (notamment les plus déconstruites). Mais je comprends bien qu’on considère ma musique comme travaillée par une esthétique minimaliste. Avec tout de même cette idée que ma trilogie avait un parti pris radical, qu’on ne peut considérer dans le même sens avec Tempus. Mes compositions ont sûrement gagné en ampleur, en effet.
Pourrais-tu nous citer des artistes qui t’intéressent particulièrement aujourd’hui, dont tu te sens proche ?
Pole : Beaucoup de bass music ! Toute cette scène africaine notamment, autour du festival Nyege Nyege notamment, m’enthousiasme beaucoup. Sinon nous avons déjà évoqué ces noms, mais Kevin Martin avec The Bug est fantastique. Je l’ai vu il y a quelques jours à Berlin, et c’était fabuleux. Je suis aussi un grand fan de Stephen O’ Malley : de la grande bass music !
Pole sera au Festival BBMix ce samedi 22 novembre.