« Oh la la, je ne t’aurais jamais reconnu ! », me lance la compagne d’un ami perdu de vue depuis vingt et quelques années, alors qu’à ses côtés, leur fille arbore du haut de ses dix ans le tee-shirt rouge d’un groupe que j’ai côtoyé plus que de raison (mais c’était pour de bonnes raisons). Entre nous, je ne sais pas très bien comment j’aurais dû prendre la remarque – mal, sans doute. Mais entre nous, toujours, nous n’étions pas là pour ça – prendre mal les choses. Quelques minutes auparavant, mes amis et moi étions accoudés au bar du pub le Backstage, lieu voisin du Moulin Rouge et de La Machine (l’ancienne Locomotive où deux membres du groupe que nous allions voir ce soir avaient joué à la fin du siècle dernier), et qui tout au fond, dissimule une salle de concert vraiment bien fichue, pouvant sans doute accueillir pas loin de 300 personnes. Elle n’est pas bondée ce soir-là, et c’est sans doute un peu décevant. Car ce n’est pas un soir tout à fait comme les autres.
C’est un soir de rencontres réelles après tant d’échanges virtuels – et bien sûr, c’est encore mieux. C’est un soir de retrouvailles aussi. Mais ça, vous l’aviez déjà compris. Moi, je reconnais tout le monde, en particulier le fondateur du groupe dont le nom figure sur le tee-shirt de la fillette et que je n’ai pas vu depuis l’an 2000 peut-être. Et puis, le guitariste et le bassiste qui seront sur scène ce soir. Dans un anglais réduit à peau de chagrin (le mien, hein, eux le parlent couramment), je discute alors avec Kevin et Mick des années 1980 et 1990, de l’enseignement, des tournées américaines de Modern English (Mick), de Riom (où l’ancien groupe de Kevin a joué en 1993), de XYZ ( « le meilleur album sur lequel j’ai joué, un équivalent de The Colour of Spring», Mick encore), des salles anglaises, des cinq dates sur le continent… Et aussi : il y a des anciens de magic mushroom, de Pop Lane, du Pop In, de Repérages, du Serpent À Plumes, des salles parisiennes… Alors, la valse commence : on trinque avec l’un en saluant l’autre, on pose une question au troisième en tentant de répondre au quatrième. Et c’est entre deux gorgées que l’on se dit : « Ça va être un bon concert ». Mais c’est quoi un « bon concert » ? Comment peut-on le savoir alors qu’aucun des six membres de Piroshka (oui, quatre en studio, mais six pour la scène, où la parité est parfaitement respectée) n’a encore fait son apparition sur scène ? Ce sont les conditions, l’endroit, les gens qui vous entourent, la première gorgée de la deuxième pinte quand on s’était promis qu’on en boirait qu’une (et qu’on sait déjà qu’il y en aura une troisième), une autre poignée de main, des sourires échangés à la va-vite, la personne dont on regrette déjà l’absence (parce que), la sensation qui vous envahit au moment même où les lumières s’éteignent enfin.
Au sujet de Piroshka, j’ai déjà beaucoup écrit – les ascendances, l’héritage, les mélodies en accroche-cœur, ces guitares teintées de mélancolie bleutée, ces refrains qui trottent dans la tête. Oui, bien sûr, c’est un groupe un peu fantasmé – elles ne sont pas nombreuses les formations dont j’ai interviewé jadis tous les membres pour d’autres projets. Un groupe qui renvoie la plupart des spectateurs présents à leur passé (la moyenne d’âge du public ne trahit pas), avec chacun son petit espoir – « Et s’ils jouaient un morceau de Moose ? », « Et s’ils reprenaient Modern English ? », « Et pourquoi pas Elastica, tant qu’on y est ?! », « Bah, ils feront quand même bien un Lush… »). Un petit espoir qui bien sûr restera un espoir trahi. Mais qu’importe. Parce que Piroshka a déjà de ces chansons qui transpercent le cœur, donnent l’envie de battre du pied, font penser que « mais c’est un hit, putain » (Run For Your Life, What’s Next?) et nous forcent alors à nous pencher vers notre voisin pour lui hurler en pensant murmurer à son l’oreille : « C’est bien, hein ! ». Et oui, c’est bien. Voire un peu plus que ça, même. Sur scène, on se rend compte à quel point la section rythmique de Piroshka est fantastique, avec Mick Conroy (le Mick de tout à l’heure), toujours impassible à la basse sur laquelle ses doigts longilignes se promènent avec une agilité déconcertante, et Justin Welch derrière la batterie sur laquelle il frappe avec une précision clinique. Comme il y a un quart de siècle, Kevin J « Moose » McKillop se tient en retrait, penché sur sa guitare. Il distille des harmonies qui s’étirent en spirale, se faufilent dans les moindres recoins des chansons avant de s’évanouir entre deux spectateurs (Village Of The Damned). Sa compagne a troqué le rouge flamboyant de ses cheveux contre un noir de jais, mais elle chante toujours les yeux mi-clos et la tête légèrement penchée ses mélodies qui invitent à la rêverie (She’s Unreal, l’inédite We Told You) ou ces refrains qui galvanisent. « Quand même, c’est Miki, là, juste devant nous ». Et oui, c’est elle. Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce premier concert français – un temps mort par ci, une fausse note par là. Mais on s’en fiche – parce que la perfection, dans un concert, il n’y a rien de plus barbant. Ce que l’on attend, c’est l’heureux accident, la version qui nous fait dire « mais quelle chanson » (What’s Next? encore), le moment où la mélodie nous rappelle « j’aurais bien voulu qu’il / elle l’entende »… Une heure, et le tour est joué.
Bien sûr comme tous les groupes qui s’étaient un jour juré de ne jamais jouer de rappel (au hasard, Felt, Jesus & Mary Chain, The Stone Roses), Piroshka revient pour asséner une version parfaite de It’s Obvious de The Au Pairs – si un jour quelqu’un vous demande « et alors, c’était comment le post-punk », pensez à lui faire écouter cette chanson. Alors voilà, un « bon concert », c’est tout cela : des souvenirs qui émergent du passé, des montées d’adrénaline provoquées par l’instant présent, des envies qui naissent pour alimenter le futur. Des présences et des absences, un de vos morceaux favoris joués dans une version à tomber en pâmoison (Everlastingly Yours, toujours), des discussions avant mais surtout après le concert (« It was brilliant! », « C’était bien, pas vrai ! »), des photos prises pour figer l’instant, une dernière bière (à ce moment précis, on a arrêté de les compter). Alors voilà, un « bon concert », c’était Piroshka à Paris, le jeudi 25 avril 2019.
Un grand merci à Fred pour la set-list qui a rafraîchi un peu la mémoire (pas si neuve).