Quarante ans d’activité musicale, voilà qui n’est pas rien. Le flux des années s’accélère inexorablement et il est sans doute logique, peut-être inévitable, que les dernières œuvres de Pete Astor en portent la marque. Qu’il s’agisse d’évoquer avec une pointe de résignation sereine ce qui reste encore à créer à l’approche de l’échéance – Time On Earth (2022) – ou bien encore, comme ici, de se retourner quelques instants, le temps de contempler avec un regard différent quelques-uns des fragments impérissables de ce qui demeurera après la fin. Une œuvre, des chansons – douze en l’occurrence – souvent extraites des jalons les moins balisés de son répertoire et qui, rassemblées, semblent former un autre récit. Avec un sens intact de l’élégance et de la précision juste, Astor laisse ainsi le présent recolorer le passé.
La nostalgie – un sentiment délicieux mais somme toute assez commun – n’y est, en l’occurrence, pour rien. Il s’agit, tout au contraire, d’intégrer ce que l’on découvre du vieillissement – le sien, celui des autres surtout – à ces innombrables souvenirs de temps que l’on estimait plus heureux en se résignant à ce que le déclin puisse aussi, parfois, les altérer. Ou révèle en tous cas ce qu’on n’était pas en mesure d’y voir ou d’y entendre et qui y était pourtant inscrit à titre de potentialité. En s’écartant résolument de ce qui pourrait constituer la setlist idéale d’un concert commémoratif, en s’abstenant de tout choix trop évident et trop convenu, il est ainsi parvenu à faire de Tall Stories & New Religions un album qui surprend par son extrême cohérence et qui bouleverse même souvent par la pertinence aiguë des relectures.
On les écoute ici comme on pourrait redécouvrir les visages à la fois distants et familiers des portraits collés dans les pages d’un vieil album photo. Il y a, d’abord, ceux que l’on regrette d’avoir trop longtemps perdu de vue ou injustement négligé, ceux qui méritaient mieux. Les rescapés du répertoire de Wisdom Of Harry – Ladies And Gentlemen – ou de Ellis Island Sound – Marsh Blues – ces projets électroniques auxquels, dans les années 1990, on n’avait sans doute pas prêté tout l’intérêt qu’ils méritaient pourtant. Les regrets demeurent, mais les remords se dissipent à les entendre dans des versions désormais dépouillées de leurs oripeaux parasites. Entre les périodes contrastées qui, à l’instar de celles d’un peintre, ont souvent structuré les phases successives de son œuvre, Astor trace ainsi des liens inédits et organise des rapprochements et des rencontres qui mènent à de belles concordances jamais soupçonnées.
La métaphore de l’invisibilité qui traverse successivement Ladies And Gentlemen et le splendide The Emperor, The Dealer And The Birthday Boy, l’un des sommets dépressifs de Zoo (1991) ; le regard surplombant projeté sur un monde ainsi mis à distance supportable qui structure à la fois Model Village, un quasi-inédit datant des projets inaboutis de reformation de The Loft en 2005 et On Top Above The Driver resurgi de la face B de Submarine (1991). Surtout, chacune des chansons retenues donne lieu à une réinterprétation qui, par ses inflexions décalées ou ses intentions neuves, acquière un je-ne-sais-quoi de touchant. D’important même. C’est, paradoxalement, par ce qu’il s’est entouré pour l’accompagner de fidèles et d’habitués – parmi lesquels on doit une fois encore décerner une mention toute particulière au guitariste Neil Scott – qu’Astor arrive ainsi à parcourir les couloirs du temps sans se perdre dans l’illusion de la reconstitution ou les chimères de la redite. Les nuances sont souvent subtiles mais toujours bien réelles : on entrebâille quelques accords autrefois clos, on referme ailleurs ce qui semblait ouvert. C’est, évidemment, en redécouvrant les morceaux extraits du répertoire de The Weather Prophets – ceux qui sont restés les plus proches du cœur depuis le plus longtemps – qu’on perçoit le plus facilement ces contre-pieds délicats : Head Over Heels, que les notes du piano de Sean Read transportent vers un univers qui n’entretient plus qu’un très lointain rapport avec les cadences velvetiennes de la version d’origine ; She Comes From The Rain, qu’une altération mineure de la mélodie en fin de refrain dépouille immédiatement de toute trace résiduelle d’euphorie amoureuse pour lui conférer une signification bien différente et suggérer que ce qui surgit, avec l’averse, n’est déjà plus qu’un souvenir. On aurait pu s’attendre à ce que, en se penchant ainsi sur son propre passé, Pete Astor n’y déniche que boulets ou entraves ; il en ressort au contraire porteur d’une cartographie passionnante d’un continent inédit.