« Per Suede – Touring With Suede 1996-1997 » de Anthony Reynolds (auto-édité)

Pour en avoir vécu une infime portion dans les conditions du direct, on sait depuis bien longtemps que les souvenirs d’Anthony Reynolds constituent, pour peu qu’ils ne se soient pas totalement estompés dans les brumes des gueules de bois récurrentes, la matière première idéale pour des mémoires écrites, aussi hautes en couleur qu’en style. Plutôt que d’opter pour une somme englobante et indigeste – et, quand bien même aurait-il prétendu à l’exhaustivité de la reconstitution historique que, compte-tenu de la pente de sa dalle de l’époque, on ne l’aurait pas cru – l’ex-leader de Jack a ainsi l’intelligence et le bon goût de privilégier les réminiscences pointillistes et la juxtaposition des fragments. C’est plus précis et bien plus pertinent. Dernier volet d’un triptyque entamé l’an dernier avec The Promosexuals, 2021 – consacré aux activités promotionnelles consécutives à la sortie de son l’inusable Pioneer Soundtracks, 1996 – et The Momosexual, 2021 – sur l’enregistrement du premier album de Jacques, How To Make Love (Volume 1), 1997 et les rencontres avec Momus et Neil Hannon, Per Suede ajuste la focale mémorielle sur les quelques mois – fin 1996, début 1997 – pendant lesquels Jack répond favorablement à l’invitation lancée par les membres de Suede pour se produire en première partie de la tournée attenante à la sortie de Coming Up, 1996. Mat Osman s’est même fendu d’une préface tendrement confraternelle et, en un peu moins d’une centaine de pages illustrées, c’est une ère révolue qui ressuscite. En effet, on y trouve davantage qu’une collection d’anecdotes spinaltapiennes sur les coulisses de la pop britannique. Lucide, impitoyable mais jamais amer, Reynolds reconstitue au fil des péripéties sa propre version vécue de la théorie inepte du ruissellement à l’échelle de l’industrie musicale en pleine effervescence Britpop.

Brett Anderson / Suede
Brett Anderson / Suede

C’est l’histoire d’une véritable relation entre deux groupes qui s’esquisse ainsi entre les lignes. Fondée sur une estime réciproque, presque amicale parfois, et pourtant très hiérarchisée : il y a les aînés et les cadets ; d’un côté de la gloire, les losers qui ont réussi et, de l’autre, ceux qui n’ont pas encore pris conscience que leur chemin vers la reconnaissance commerciale n’ira pas plus haut. Le témoignage que livre Reynolds de sa passion sincère pour les premiers singles de Suede – l’inaltérable trilogie qui, de Metal Mickey à Animal Nitrate en passant par The Drowners, mène pas à pas jusqu’à la semi-déception du premier album – rappelle combien Brett Anderson et ses camarades ont pu être importants, et pas seulement sur le plan musical, en dispersant de toute leur flamboyance la grisaille musicale ambiante. Au passage, il convient de souligner à quel point Suede ressort non seulement préservé mais aussi grandi de ces pages, tout autant que de celles que leur avait consacré Luke Haines dans Bad Vibes, 2009. Le premier épisode remonte à 1993, lorsque le jeune fan gallois de Japan et de Scott Walker, à la tête d’un groupe encore balbutiant, se rend au concert de Suede à Newport. Peu enclin à se mêler aux épanchements collectifs de la foule des fans qui s’entrelacent dans la fosse, Reynolds demeure en retrait, seul ou presque à rester assis dans son costume deux pièces à rayures. Son élégance résolument distinctive finit par attirer l’attention de Brett Anderson qui lui dédicace même, depuis la scène, une chanson. Trois ans plus tard, c’est le mêe Brett qui, conquis par l’originalité et l’ambition du premier album de Jack, insiste pour que le groupe fasse partie de l’affiche de la tournée du renouveau, quitte à financer une partie des frais que le label des Gallois refuse de prendre en charge.

Anthony Reynolds
Anthony Reynolds

Entre les retards, les rencontres en loges et les accidents de bus, Reynolds retrace avec humour et férocité un portrait personnel et sans fard de l’industrie musicale britannique de l’époque, de ses miroirs aux alouettes et de ses impasses pour qui, comme lui, n’a pas tout à fait l’échine assez souple pour se plier aux compromissions nécessaires et artistiquement infondées – accepter de rétrograder de quelques places dans la programmation d’un concert parce que la maison de disques concurrente a payé pour pousser ses poulains sous-doués en haut de l’affiche ; interpréter sur scène les rares titres que le public est susceptible de connaître plutôt que les nouveaux morceaux d’un futur album égaré dans les limbes contractuelles… Dans ce récit, souvent drôle et parfois poignant, d’un échec annoncé, Suede incarne le contrepoint – comme des grands cousins plus aguerris, un peu amusés, et trop respectueux pour se permettre d’intervenir et d’imposer leurs conseils et leurs conceptions du métier. L’estime réciproque et durable y a sans doute gagné ce que la notoriété fugace y a perdu.


Per Suede ainsi que les autres ouvrages d’Anthony Reynolds sont disponibles sur sa page Bandcamp

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